Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°268 - Mardi 24 mai 2011

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Fred Pellerin - Tenir debout

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Oiseaux du printemps
La Rivière-Drugeon (Haut-Doubs)
avril, mai 2011

Tourterelle turque
dimanche 17 avril 2011

Grive litorne sur son nid (à la fourche d'un Frêne)
dimanche 17 avril 2011
<image recadrée>

Pouillot sp. dans un arbre fruitier en fleurs
dimanche 17 avril 2011

Rougequeue noir mâle dans le gazon
dimanche 17 avril 2011

Trio : Cygne tuberculé, Canard colvert mâle et Chevalier sylvain
dimanche 17 avril 2011

Sur le barrage : Chevalier sylvain
dimanche 17 avril 2011
<images recadrées>

Mésange charbonnière
lundi 25 avril 2011

Grive litorne dans un Frêne
samedi 30 avril 2011

Moineau domestique femelle dans le gazon
samedi 7 mai 2011

Serin cini
samedi 7 mai 2011

Moineau domestique femelle
samedi 7 mai 2011

Grive litorne chantant
samedi 7 mai 2011

Pie
samedi 7 mai 2011

En cage ! (Moineau femelle)
lundi 16 mai 2011

Rousserole turdoïde (?) chantant dans les phragmites
jeudi 19 mai 2011
<images recadrées>

Mésange bleue rentrant dans son nid
(un trou entre deux pierres d'une ancienne ferme)
samedi 21 mai 2011

Mésange charbonnière avec une chenille
dimanche 22 mai 2011


Petit texte :

"Nous sommes allés à la cuisine. Par contraste avec le dépouillement de l'atelier, la cuisine de Giaconelli était encombrée de casseroles, d'herbes séchées, de tresses d'ail suspendues au plafond, de lampes à pétrole et de flacons d'épices par rangées entières, sur des étagères joliment sculptées. Le centre de la pièce était occupé par une table massive. Voyant mon regard se poser sur la table, Giaconelli en a caressé la surface lisse.
-
C'est du hêtre. Ce bois merveilleux dont je fais mes formes. Dans le temps, je le faisais venir de France. Les formes ne peuvent être réalisées dans un autre bois que le hêtre qui a poussé dans des paysages vallonés, qui supporte l'ombre et qui ne se laisse pas influencer par des variations climatiques brusques ou excessives. J'ai toujours choisi moi-même les arbres qui devaient être abattus. Deux ou trois ans avant de remplir ma réserve, j'allais repérer mes arbres. On les coupait en hiver, on les débitait en planches de deux mètres, jamais davantage, et ensuite on entreposait les planches dehors, pendant longtemps. Quand je suis venu vivre en Suède, j'ai pris un fournisseur en Scanie. Mais je suis trop vieux maintenant pour faire le voyage chaque année. Ça m'a causé un grand chagrin de ne plus choisir mes arbres moi-même. D'un autre côté, j'ai de moins en moins de formes à créer. Je marche dans cette maison en pensant que bientôt je ne ferai plus de chaussures. L'homme qui me choisit mes arbres, en Scanie, m'a offert cette table pour mes quatre-vingt-dix ans.
Le vieux maître nous a invités à nous asseoir et a sorti une bouteille de vin rouge entourée de raphia. Il nous a servis. Sa main ne tremblait pas.
-
A la santé du père revenu.
Le vin était une merveille. J'ai compris qu'au cours de mes années sur l'île, tout à fait à mon insu, une chose m'avait terriblement manqué, et c'était celle-là : boire un verre de vin avec des amis.
Giaconelli a commencé à raconter des histoires surprenantes sur les chaussures qu'il avait créées au fil des ans, et sur les clients qui revenaient toujours le voir et dont les enfants se présentaient un beau jour à la porte de son atelier, après leur décès. Mais surtout il a parlé des pieds – de tous ces pieds qu'il avait observés et mesurés afin de confectionner la forme qui leur correspondrait, de ces pieds sur lesquels tout reposait, la partie de mon corps qui m'avait permis de parcourir plus de cent cinquante mille kilomètres depuis ma naissance. De l'importance de la tête de l'astragale – caput tali – pour la vigueur du pied. Même le minuscule et insignifiant cuboïde, à la façon dont il en parlait, avait le don de susciter mon très grand intérêt. Giaconelli paraissait tout savoir sur les os et les muscles du pied. Mes études de médecine me sont revenues en mémoire pendant que je l'écoutais, par exemple lorsqu'il s'est étendu sur l'ingéniosité presque irréelle de l'anatomie du pied, l'essentiel étant que tous les muscles soient courts afin d'assurer force, endurance et souplesse.
Louise s'est tournée vers Giaconelli ; elle voulait qu'il crée une paire de soulier pour moi, a-t-elle dit. Giaconelli a hoché pensivement la tête ; puis il a longuement regardé mon visage avant de s'intéresser à mes pieds. Repoussant un plat en terre cuite rempli de noisettes et d'amandes, il m'a demandé de grimper sur la table.
-
Pieds nus, a-t-il précisé. Je sais que certains bottiers modernes autorisent qu'on mesure le pied avec la chaussette. Moi, je suis de la vieille école. Je veux voir le pied nu et rien d'autre.
Jamais la pensée ne m'avait effleuré que quelqu'un pût un jour entreprendre de mesurer mon pied en vue de réaliser une chaussure unique. Un chaussure, pour moi, était une chose qu'on essayait dans un magasin. Après une courte hésitation, j'ai ôté mes vilaines chaussures et mes chaussettes et j'ai grimpé sur la table. J'avais eu le temps d'apercevoir le regard plein de regret de Giaconelli pour mes pauvres souliers. Louise, elle, n'en était manifestement pas à sa première expérience ; elle était sortie pendant que je me déchaussais et revenait à présent munie de deux feuilles de papier, d'un sous-main et d'un crayon.
On aurait cru une cérémonie. Giaconelli a regardé mes pieds, les a caressés du bout des doigts et m'a demandé si j'allais bien.
-
Je crois que oui, ai-je répondu.
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Tu es en bonne santé ?
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J'ai des migraines.
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Est-ce que tes pieds vont bien ?
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En tout cas, ils ne me font pas mal.
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Ils ne sont jamais enflés ?
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Non.
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Le plus important, pour faire une chaussure, c'est de mesurer le pied au calme, jamais la nuit, jamais à la lumière artificielle. Je ne veux rencontrer tes pieds que s'ils vont bien.
Je me suis demandé s'il se fichait de moi. Mais Louise était grave, prête à noter tout ce que lui dirait Giaconelli.

Il a passé un peu plus de deux heures à estimer mes pieds et à rédiger le protocoles de mesures qui lui permettrait de créer mes formes, puis, à partir de là, les chaussures que ma fille avait l'intention de m'offrir. Au cours de ces deux heures, j'ai appris que l'univers des pieds était infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne peut l'imaginer de prime abord. Giaconelli a cherché longtemps l'axe longitudinal déterminant l'en-dedans ou l'en-dehors, aussi léger soit-il, de chacun de mes pieds. Il a vérifié la forme de la plante et du cou-de-pied, a recherché les déformations caractéristiques, pied plat, petit doigt de pied proéminent ou gros orteil plus haut que la normale, ce qu'on appelle un orteil « en marteau ». J'ai compris qu'il existait une règle d'or, que Giaconelli observait à l'évidence : les meilleurs mesures s'obtenaient avec les instruments les plus simples. Il se contentait de deux talons et d'un mètre de cordonnier. Celui-ci était jaune et comportait deux échelles. L'une servait à mesurer la longueur du pied en points français, un point de Paris étant égal à 6,66 millimètres ; l'autre mesurait largeur et circonférence selon le système métrique. Outre ces outils, il utilisait une équerre hors d'âge. Je me suis placé sur le papier indigo blanc et il a dessiné le contour de mes pieds à l'aide du crayon. Il parlait sans interruption, tout comme autrefois, lorsque j'étais tout jeune chirurgien, les confrères plus âgés rendaient compte à voix haute de leur moindre geste, évaluant chaque incision en même temps que le flux sanguin et l'état général du patient. Tout en dessinant, Giaconelli m'a expliqué que l'angle du crayon devait être de quatre-vingt-dix degrés exactement lors de la mesure. Si l'angle était inférieur à quatre-vingt-dix degrés, les chaussures seraient trop petites d'au moins une pointure.
A l'aide du crayon, il a suivi le contour de mon pied depuis le talon – on commençait depuis le talon – en passant par la face interne, puis le bout des orteils, puis la face externe pour revenir au talon. Il m'a demandé de presser les orteils, fort, contre le sol. C'est le terme qu'il a employé, alors même que j'en étais séparé par l'épaisseur d'une table et d'une feuille de papier. Pour Giaconelli, le support restait toujours le sol.
-
De bonnes chaussures doivent aider la personne à oublier ses pieds. Le pied et le sol ont partie liée.
Dans la mesure où le gauche et le droit ne sont jamais symétriques, il a fallu tout reprendre pour le deuxième pied. Quand ce fut fini, Giaconelli a marqué l'emplacement de la première et de la cinquième phalange ainsi que les points de plus large mesure, au niveau du talon et de la plante. Il dessinait lentement, comme s'il ne suivait pas seulement avec le plus grand soin la forme de mon pied, mais aussi un processus intérieur dont j'ignorais tout, que je ne pouvais que deviner. J'avais déjà vu ça chez des chirurgiens que j'admirais autrefois – ces praticiens créaient quelque chose, au fil de leurs interventions, qu'ils conservaient secrètement par-devers eux.
Quand j'ai pu enfin descendre de la table, il a fallu tout recommencer ; mais cette fois, j'étais assis dans un vieux fauteuil en osier. Je supposais que Giaconelli l'avait apporté de Rome, après avoir pris la décision d'exercer à l'avenir son art au plus profond des forêts du Norrland. Il faisait toujours preuve de la même minutie, mais au lieu de parler, il fredonnait à présent un air d'opéra qu'il écoutait au moment où Louise et moi étions arrivés chez lui.
Une fois toutes les mesures prises, et lorsque j'eus enfilé une fois de plus mes chaussettes et mes pauvres chaussures, nous avons bu un autre verre de vin. Giaconelli paraissait fatigué, comme si la séance l'avait épuisé.
-
Je propose des souliers noirs avec une touche de violet, a-t-il dit, avec une surpiqûre et des oeillets renforcés. Pour les personnaliser tout en préservant la discrétion de l'ensemble, nous utiliserons deux cuirs différents. Pour l'empeigne je possède un bout de cuir qui a été tanné voici deux cents ans – cela donne un résultat particulier, du point de vue de la couleur et de la sensation.
Il nous a servi un dernier verre ; la bouteille était maintenant vide.
-
Tes chaussures seront prêtes dans un an, a-t-il dit. Pour l'instant je suis en train de finir une paire pour un cardinal-évêque du Vatican. J'en ai une autre en attente pour le chef d'orchestre Keskinen et une autre que j'ai promise à la grande Klinkowa, pour ses récitals. Dans les huit mois, je commence, dans un an tes souliers seront prêts.
Nous avons vidé nos verres. Il nous a serré la main et il est retourné travailler. En sortant, nous avons à nouveau entendu la musique, venant de la pièce où il avait son atelier.
Je venais de rencontrer un maître dans un village abandonné des grandes forêts du Nord. Loin des villes, il existait ainsi des gens qui vivaient cachés et qui possédaient des connaissances merveilleuses et inattendues...”


Henning MANKELL – Les chaussures italiennes




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