Petit texte :
"Les
sangliers
L'âme
du Jura, selon mon coeur, ce sont (à défaut de l'ours)
les sangliers. Leur retour, après la guerre de 14 a coïncidé
avec la première extension de mon rayon d'action. Ce n'étaient
pendant longtemps, que des traces et, pour piquer mon désir,
les tas hirsutes dans les vitrines de comestibles. Sur ma paie d'assistant
de mon père aux Beaux-Arts (50 francs par mois) j'avais prélevé
le prix d'une couverture de seconde qualité qui fleurait délicieusement
le pétrole ; odeur qui mêlée à l'humidité
de la nuit évoque encore les longues veilles passées
assis à la fourche d'un majestueux châtaignier à
surveiller l'herbe toute grise de rosée et de clair de lune.
Mes premiers sangliers, je les dois au gel de 1929. Je venais de faire
connaissance en regardant les oiseaux de la rade, de Jacques Burnier.
Il avait 14 ans et moi 22. Il m'avait signalé trois oies des
moissons à Sionnet et nous allions inaugurer ces balades qui
nous ont entraînés dans tant de coins de notre pays et
tant de contrées d'Europe.
Nous avions pris très tôt le train jusqu'à Satigny
et cheminions dans la nuit, mon jeune compagnon s'attendant déjà
à voir surgir au détour d'une haie quelques bêtes
noires. L'aurore nous surprit au pied de la montagne et bientôt
les feuilles rousses des buissons flambèrent contre un ciel
d'un bleu cru, tranchant avec la neige. Nous n'avons pas tardé
à trouver des traces, que nous suivions, lorsque la neige manquait,
aux gouttes de sang que laissaient sur les feuilles mortes, les pattes
blessées par la croûte gelée. Midi était
passé. Après maints détours, nous suivions le
chemin horizontal dit « Sentier
des Gardes », au-dessus de Sergy. Le temps s'était
couvert ou le soleil avait passé la crête, en tout cas,
il n'y en avait plus. Nous ne pensions guère aux sangliers
et marchions sans grandes précautions sur la neige dure lorsqu'un
bruit dans les feuilles mortes nous figea. Quelques merles, sans doute.
Le bruit se déplaçait en dessous de nous, de gauche
à droite et toujours juste hors de vue. Enfin surgit des buissons
une bête rousse, un sanglier du printemps précédent.
Son long nez au sol, il mangea quelques feuilles de ronces ; tout
ce qu'il pouvait trouver avec un sol gelé à un demi-mètre
et qui devait le rester jusqu'en avril. Puis il monta, croisa le sentier,
nous regarda. Un autre suivit, combien ? Nous ne les vîmes jamais
tous ensemble. Puis ce fut la laie noire. Arrivée à
notre niveau, elle nous aperçut, nous considéra, souffla,
grogna et entraîna toute sa bande. Le temps de noter le milieu
de mes premières images de sangliers (et longtemps les meilleures)
lorsque nous reprîmes la piste, ils avaient une confortable
avance. Peu au-dessus du sentier, la neige était plus épaisse,
la file des sangliers passait entre deux murs de neige assez hauts.
Mon jeune compagnon, déjà ornithologue confirmé
m'avoua qu'il avait failli penser : ce serait bien de trouver le nid
et les oeufs... "
Robert
Hainard - Images
du Jura sauvage
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