Petit texte :
"Depuis
Glasgow, la route brillante de pluie sinue en suivant la côte
sud du loch Lomond. Je suis fatigué de conduire et de jeter
ma voiture dans les fougères chaque fois qu'il s'agit de croiser
ces camions-citernes de dix tonnes qui transportent le whisky d'Islay
(le meilleur d'Ecosse, dit-on) en mugissant comme des remorqueurs.
Cela m'a rappelé la bouteille que j'avais dans le coffre ;
j'ai arrêté la voiture dans un chemin de traverse. Comme
je buvais une gorgée à la régalade, un cantonnier
sorti du fossé s'est arrêté à ma hauteur.
J'ai essuyé le goulot et lui ai tendu la bouteille ; j'ai vu
sa pomme d'Adam monter et descendre deux fois et j'ai récupéré
mon flacon à moitié vide. Il s'est éloigné
dans la brume qui montait du sol, enveloppé dans une haute
colonne de moustiques.
Sur la façade de l'Atlantique Nord, à 200 miles de Glasgow,
à Kennacraig, il y a un petit pub tout près de l'embarcadère,
très mal chauffé, où les gens s'entassent en
attendant l'arrivée du ferry pour Islay (prononcez Aïla),
l'île la plus méridionale de l'archipel des Hébrides.
En bottes, ciré, futaine, loden, bonnet de laine trempé
tiré bas sur le front, tous ces gens couronnés de vapeur
fument dans le froid comme des torchons. Ils sont pourtant ici pour
leur plaisir. Pour la moitié, ce sont des éleveurs qui
se rendent sur Islay pour la foire au bétail du 9 août.
Pour l'autre, ce sont des ornithologues, des femmes d'ornithologues,
des enfants d'ornithologues, dont le premier accessoire est une énorme
paire de jumelles et dont le premier mot est « chut ! ».
Parce qu'on ne va pas tant sur cette île pour y rencontrer les
quatre ou cinq types hébridéens qui composent une population
d'ailleurs en fort décroissement (quatorze mille individus
en 1830 et quatre mille aujourd'hui), mais pour y admirer une douzaine
de races de brebis, chèvres himalayennes, génisses,
taurillons, poulains, poneys ; et, plus encore, les cent dix variétés
d'oiseaux indigènes, surtout migrateurs.Venus du nord, ceux-ci
s'installent à Islay d'octobre à mai et nidifient dans
les marais tourbeux pour la plus grande joie des écologistes
et le plus grand dépit des paysans ou distillateurs qui, justement,
utilisent cette tourbe. Dans un passé encore récent,
l'arrivée de ces oiseaux (l'oie du Groenland à front
blanc et l'oie bernache) ravivait la querelle entre ces deux clans
qui, oubliant toute courtoisie anglosaxonne, étaient sur le
point d'en venir aux mains. Mais plus aujourd'hui : cette population
de migrateurs, ayant triplé en trois ans, n'est plus considérée
comme menacée de disparition et la multiplication des permis
de chasse arrondit le budget de l'île.
Dans une bousculade humide et joviale, chacun a fini par trouver sa
place dans ce ferry archibondé. La mer est très forte.
Je regarde les hommes qui regardent la mousse de leur bière
changer de cap dans leur verre au gré du roulis. Qu'ils soient
du clan des éleveurs ou de celui des ornithologues, ils ont
en commun d'être carénés comme des rugbymen qui
auraient passé leur jeunesse à lutter contre un vent
de 14 Beaufort. Jambes courtes et fortes, long torse, mains comme
des battes et poignets comme des bûches..."
Nicolas
BOUVIER - Dans
les brumes de l'île du whisky