Petit texte :
"Le
hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que
nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport
avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d'une
carrure et d'une étoffe qui le mettaient à cent coudées
au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres
arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur,
d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait
rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux
plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force
et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance
tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette
époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait
autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment
charrue et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims;
il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols
et de mésanges; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ;
il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles
multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers
et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin
d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait
l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers
des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs
poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts,
ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de
plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal,
il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises
sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence.
Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent
danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour
de son immobilité; il ondulait autour de lui-même dans
un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré,
si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on
ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement
de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe
de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises
sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans
leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité
de beauté hypnotisait comme l'œil des serpents ou le sang
des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient
ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables
ensanglantés comme des bouchers."
Jean
GIONO - Un
Roi sans divertissement