Petit texte :
"Ce
matin-là, comme Loulou Châgniot surgissait de son lit
de plume, haut comme un bahut et profond comme une baignoire, il trouva
le Mage penché sur un appareil fort inattendu dans le capharnaüm
qu'était la salle du Tribunal : un microscope.
Un microscope optique élémentaire, certes, le bon vieux
microscope de Hudde que l'on trouvait jadis dans le laboratoire du
collège des frères Quatre-bras où il avait fait
ses études secondaires et où il avait dû le subtiliser
quelque quarante-quatre ans plus tôt. Pendant qu'une poule rouge,
la favorite du seigneur des lieux, pondait gravement sur l'édredon,
le Mage, immobile et crispé, lorgnait, impassible, quelques
grains de pollen qu'il avait recueillis la veille, par un procédé
personnel, à la rentrée d'une abeille. C'était
une espèce de tamis fixé au trou de vol, qu'il avait
modifié dans ce but : il l'avait fabriqué en tendant
sur un léger cadre de bois des crins de cheval entrecroisés.
C'était tout simplement des poils qu'il avait arrachés
à la queue des juments du Bénigne Beurchillot, en lançant
à l'adresse de tout le bas pays qu'on entrevoyait entre les
croupes contrariés : « C'est pas vos tracteurs qui
me donneraient des crins comme ça ! Hein ? Il a beau avoir
trois cents chevaux, allez donc chercher des crins comme ça
à la queue de votre tracteur, bande de gnaulus ! »
Il avait fixé ces crins en une sorte de canevas à la
finesse très étudiée, chaîne sur trame
de sorte que, pour entrer dans la ruche, les abeilles devaient s'y
frotter énergiquement et à chaque entrée, elles
abandonnaient ainsi une partie de leur butin qui tombait en poussière
d'or vert dans un auget où on le récoltait. Cela donnait
une matière granuleuse dont la consistance se situait entre
la fleur de soufre et le cérumen, d'une odeur étrange,
très forte et qui commandait le respect.
C'était un piège dont il était très fier.
Il guettait les abeilles au retour de leur quête : « Ah
! Mes avettes, on va vous réquisitionner votre butin... N'ayez
pas peur, mes cocottes, on ne vous en prendra qu'une partie ; le reste,
on vous le laisse pour nourrir vos apprentis forçats. »
« ça fait mille fois que je le regarde, ce pollen-là,
dit-il enfin en desserrant les dents, et pour la millième fois,
je me pose la même question... »
Loulou Châgniot ne devait jamais savoir quelle était
cette question car le Mage, le hibou gris, s'était mis à
casser des noix dont, avec son miel, il faisait son déjeuner
le matin. Loulou posa pourtant son oeil sur l'oculaire du microscope,
eut un sursaut puis releva la tête, ébloui, et murmura
: « Formidable ! »
Il venait en effet de découvrir un monde. Il en était
tout abasourdi. Il s'assit en répétant : « Formidable
!
- Eh là ! Eh là ! Dit le Mage. Va-t'en pas fourrer trop
tôt ton nez là-dedans ! Le pollen, ça s'approche
sur la pointe des pieds. Avec le sang, c'est la denrée la plus
mystérieuse du monde – qui tient dans sa structure les
secrets de la Vie. Faut pas gaspiller ça, garçon ! Faut
l'état de grâce ! Faut la main sacerdotale ! »..."
Henri
VINCENOT - Le
maître des abeilles