Petit texte :
"Ce qui m'a toujours paru important,
dans mon travail de naturaliste, ce n'est pas tant
de rendre compte des éléments les plus
spectaculaires de notre décor que de cheminer à
travers les réalités immédiates, de prêter
l'oreille, de tenter d'ouvrir les yeux pour saisir
ce qui palpite parfois à deux pas de notre porte.
Plusieurs fois j'ai fait le tour de ma maison,
essayant d'exprimer la vie formidable qui module
et siffle à fleurs de terre, la musique souvent
discrète de tous les êtres qui accompagnent notre
si bref passage sur la terre.
Et puis, un jour, les grandes volées qui passent
en criant au-dessus de mon toit m'ont donné le
désir de faire, moi aussi, le vaste voyage
d'Amérique. Il m'arrivait bien sûr de quitter les
abords de la batture. J'avais déjà conduit mes
lecteurs et mes auditeurs dans les îles du golfe
Saint-Laurent, dans les marécages de Floride, dans
les déserts de Californie, mais je n'avais pas
encore fait le récit de cette excursion qui m'a,
il n'y a pas si longtemps, conduit à l'autre
extrémité du Canada.
Il y a une dizaine d'années, un bref séjour à
Vancouver m'avait permis de constater qu'un nombre
impressionnant d'oiseaux passent l'hiver dans ce
lieu béni où le Fraser s'ouvre et se
ramifie en plusieurs bras avant de rencontrer le
Pacifique. A quelques kilomètres de Vancouver, sur
cette prodigieuse Active Pass
qu'emprunte le traversier reliant la côte à la
ville de Victoria, j'avais pu observer, pendant
que les orques croisaient sans cesse notre proue,
une trentaine d'Aigles à tête blanche, des
centaines Grèbes de l'Ouest, des milliers de
canards de toutes espèces. On estime à quatre
millions le nombre d'oiseaux aquatiques qui
suivent la voie migratoire du Pacifique en
automne. Cent trente-sept espèces choisissent de
passer l'hiver dans les environs de la ville.
Cette première visite m'avait vraiment mis en
appétit. Avide de la musique des oiseaux,
j'entretenais toujours le rêve d'aller entendre
chanter ceux de Vancouver pendant la saison où les
arbres en fleurs rosissent la ville entière.
J'avais entendu parler d'oiseaux rares et
fabuleux, de chanteurs énigmatiques menant une
existence furtive sous les hautes futaies humides.
L'un des plus curieux représentants de la faune
avienne du monde habite justement au bord des
nombreux torrents qui dévalent les montagnes de la
Colombie-Britannique. Il s'agit d'un petit oiseau
de la grosseur d'un Etourneau, le Cincle
d'Amérique, dont le plumage grisâtre se confond
avec les cailloux qui bordent les cours d'eau
sauvages. Son nom anglais Dipper nous renseigne
sur son habitude la plus remarquable, celle de
trouver sa nourriture en plongeant. Mais le Cincle
n'est pas un plongeur ordinaire. Il est en fait le
seul passereau capable de marcher et même de
courir sur le fond des rivières torrentueuses.
Pour cet exercice inusité, la vie l'a muni d'ailes
tronquées, d'un plumage parfaitement étanche et
d'une troisième paupière qui lui permet, à des
profondeurs atteignant trois fois la taille d'un
homme, de voir sous l'eau.
Eté comme hiver, le Cincle patrouille dans le lit
des torrents ; c'est un être qui aime la solitude
des habitats sauvages. Bien peu de personnes ont
pu apercevoir cet oiseau secret, moins encore ont
entendu son chant délicieux, pareil au ramage
énergique du troglodyte, que recouvre la plupart
du temps le tumulte des eaux bouillonnantes...
[...]
... Nous étions occupés à ranger les appareils et
nos vêtements d'excursionnistes dans le coffre de
la voiture, quand j'aperçus un trotte-menu qui
filait sur le tronc renversé d'un arbre, à deux
pas de nous.
Ce n'est pas une souris, suggéra Dan, calmement
comme à son habitude.
En y regardant d'un meilleur oeil, je me rendis
compte qu'il s'agissait plutôt d'un oiseau
minuscule, un des plus petits du Canada, le
Troglodyte des forêts, qui s'affairait à
transporter des bouts d'herbe au fond d'une cavité
où il avait dû établir son nid. Quelques minutes
plus tard, il chanta. Quelle merveille que cette
irruption sonore, cette architecture en dentelles,
cette ferveur de notes claires, débordement
enflammé de tintements cristallins et de
gazouillis zézayés, donnés avec tant de force que
le chant semble ne jamais vouloir finir.
Cette rencontre de dernière heure me remplit d'un
sentiment d'irrépressible jubilation. Cet oiseau
minuscule, le seul des soixante-trois membres de
sa famille à avoir quitté l'Amérique et à avoir,
dans les très vieux temps, franchi le détroit de
Béring pour aller essaimer en Sibérie, se
répandant par la suite en Asie et en Europe,
atteignant même l'Angleterre où il est traité avec
affection ; ce petit être à peine visible sur le
fond obscur des grands bois me paraissait exprimer
à sa manière le sens de mon travail : cheminer, où
qu'elle se trouve, dans la nature vivante,
m'attarder devant les êtres menus et m'ouvrir à
l'enchantement qu'ils peuvent offrir. Cet
enchantement, nous en avons parfois besoin pour
pacifier, ne serait-ce qu'un instant, les orages
qui nous hantent, pour mettre un peu de baume sur
cette secrète douleur qui est le lot de tous les
mortels. Jamais je n'ai voulu restreindre le
regard au fond du jardin. Je n'ai jamais donné à
croire que le bonheur suprême se trouve dans un
chant d'oiseau. J'ai toujours cru cependant que
cette ivresse si particulière puisée dans la
contemplation des présences vivantes nous place
sur la voie, non seulement de la tolérance, mais
d'un élargissement de la sensibilité, puis de la
pensée.
Il me plaisait assez que ce fût justement le
Troglodyte des forêts qui me le rappelât, lui qui,
d'arbre en arbre, de forêt en forêt, d'un
continent à un autre, a osé entreprendre le grand
périple universel."
Pierre MORENCY - Lumière des oiseaux