Petit texte :
"Le
vendeur lui indiqua une des trois tables
recouvertes de toile cirée et abandonna son
comptoir pour apporter une bouteille de vin et
deux verres. Il les remplit, les deux hommes se
regardèrent brièvement dans les yeux et y
découvrirent les mêmes ombres, les mêmes cernes,
le même glaucome historique qui leur permettait de
voir des réalités parallèles ou de lire
l’existence résumée en deux lignes narratives
condamnées à ne pas coïncider : celle de la
réalité et celle des désirs. Les naufragés d’un
même bateau ont un sixième sens qui leur permet de
se reconnaître, comme les nains.
– Excuse-moi si j’ai été un peu brusque, mais j’en
ai plein les couilles de les entendre se plaindre
des poulets ou de demander leur curriculum.
Bavardons un peu en prenant un verre. Quand il
pleut, il n’y a pas un chat dans la boutique.
Santé.
– Tu as été sincère et je t’en remercie. Santé.
Tout en bavardant entre deux gorgées de vin, ils
découvrirent qu’une même animosité envers les
poulets et un même présent d’oiseaux déplumés les
unissaient.
Le vendeur avait été et était toujours communiste
– c’est comme une verrue morale, on ne s’en
débarrasse jamais, précisa-t-il. Il était, lui
aussi, rentré au pays après dix ans d’exil en
Suède. Il soupirait en évoquant Göteborg, ses
îles, la mer couleur d’acier et ces femmes qui
choisissent librement et joyeusement le mâle qui
jouira de leur pieu Ikea. Avec elles, il faut
jouer franc jeu, précisa-t-il. Il avait deux fils,
délestés du poids de la nostalgie. Ces jeunes gens
s’étaient découvert des racines scandinaves certes
aériennes, mais qui s’étaient pourtant peu à peu
enfoncées dans le sol rocheux, ils avaient choisi
les nuits de jazz au bar Néfertiti au lieu
d’assister aux soirées folkloriques
latino-américaines, et vibraient en écoutant la
musique du groupe Psycore car les solos de guitare
de Kalle Sepúlveda les secouaient davantage que
les notes poignantes de Rodríguez le Gitan.
À Göteborg il avait fréquenté des émigrés
espagnols venus construire le bien-être du pays
dans les années soixante.
– Ces maçons andalous, ces mécaniciens asturiens,
ces journaliers d’Estrémadure étaient des braves
types, ils t’invitaient chez eux où il y avait
toujours une omelette et un jambon digne de ce
nom. Tous travaillaient et mettaient de l’argent
de côté dans un seul but : retourner en Espagne et
ouvrir un bar, cette idée les obsédait et, quand
j’étais avec eux, j’en étais arrivé à penser que
le Cid était allé à Valence dans l’intention
d’ouvrir un bistrot et que si l’histoire de la
société était celle de la lutte des classes dans
le reste du monde, en Espagne c’était celle des
patrons de bar et des clients, une chose négligée
par Marx et Engels, ce qui en a fait deux
philosophes suspectés d’antialcoolisme.
Ils m’ont contaminé et, à la fin de la dictature,
on est rentrés, ma femme et moi, avec la même
idée. On a d’abord ouvert un petit restaurant, La
Maison de Scandinavie, mais ça n’a pas duré
longtemps : il est impossible de convaincre les
Chiliens que le hareng n’est pas un poisson pour
les chats ni que la mer ne se mange pas seulement
crue. J’espère que les choses ont mieux marché
pour les Espagnols et qu’ils sont propriétaires de
bars bourrés de clients assoiffés. On était sur le
point de refaire nos valises et de retourner en
Suède quand, un jour, inspirés par les pharmacies
d’urgence, des types ont ouvert les premiers
débits de boisson où on vend de l’alcool
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’ai donc
décidé de faire comme eux avec Poulets non-stop et
je me retrouve ici, à les regarder rôtir pendant
que la Terre tourne sur son axe. Je déteste les
poulets. Santé, camarade, et raconte-moi ta rogne.
– Un autre jour. Je dois mettre de l’ordre dans
mon récit mais ma haine des emplumés est plus
forte que la tienne, je t’assure, dit Cacho
Salinas.
Chargé de ses deux sacs en plastique, il sortit
dans la rue ; il pleuvait moins, il se mit en
marche au milieu des gens pressés qui maudissaient
le climat de ce pays modestement qualifié
d’heureuse image de l’Éden dans l’hymne national."
LUIS SEPULVEDA
- L’OMBRE
DE CE QUE NOUS AVONS ETE