Petit texte :
"Frelons
Pas
d'été sans nid de frelons à détruire.
Je m'en charge avec l'aide du « préposé-aux-guêpes-et-frelons »
de la commune. C'est un menuisier que l'alcool a pratiquement mis
au chômage et pour lequel la mairie a des bontés. L'an
dernier, nous avions détruit un nid énorme, dans la
fourche d'un chêne, à dix mètres du sol ; lui,
gelant ce gâteau d'alvéoles au gaz carbure contenu dans
une bonbonne qu'il portait sur le dos ; moi, un spray dans chaque
main pour mitrailler les frelons qui rentraient au nid et nous attaquaient.
Nous avons détaché cette grand mitre givrée,
l'avons envoyée au sol où nous l'avons ensuite brûlée.
Puis, il est redescendu de l'échelle en titubant : c'est un
miracle qu'il ne se soit pas rompu les os, saoul comme il était.
Ce matin, il s'affaire au cimetière pour geler un nid de guêpes
sauvages qui s'est installé sous une pierre tombale fendue
dont il a écarté les deux moitiés avec une barre
à mine. Je vais le saluer, accoudé sur le mur mitoyen,
et constate qu'il est dans son état ordinaire et manie sa lance
comme s'il voulait gazer tous les morts à la ronde. Tout de
même, les guêpes ont reçu leur dose et il est sur
le point de s'en aller lorsqu'une survivante a le mauvais esprit de
sortir de la faille et d'essayer, comme un petit pilote, ses ailes
engourdies par le froid. Le coup de barre à mine qu'il lui
a porté a fait étincelle, et exploser ce gaz très
volatil. La déflagration m'a soufflé du mur auquel j'étais
accoudé et assis sans ménagement dans les roses trémières.
Lui s'est retrouvé encastré, comme un faune de mosaïque,
dans l'épais matelas de lierre qui tapisse le même mur,
côté cimetière. Il est sorti de cette niche, les
tympans bourdonnant, le visage noirci, absolument indemne.
Depuis cette aventure, j'ai détruit mes nids de frelons moi-même,
ganté et cagoulé.
1991.
Musique, musique
Eté
caniculaire. Beaucoup d'eau sous les ponts. La visiteuse est devenue
ma femme et le Pleyel a disparu pour lui faire un peu de place. Quand
j'ai compris que je ne serais jamais qu'un pianiste de carton dont
les doigts refusaient d'aller jusqu'aux grands concertos romantiques
– les plus difficiles avec leurs guirlandes de notes noires
et crochues bourrant chaque mesure comme des poignées de raisins
secs – j'ai vendu l'instrument à un musicien véritable
qui dirige des orchestres dans des Allemagnes et joue les partitions
les plus redoutables en tutoyant les anges. Il était si lourd
qu'il a fallu quatre « costauds des Epinettes »
pour qu'on le voie, le coeur un peu pincé, disparaître
au bout du jardin. Exit arpèges, doigtés inscrits sur
le cahier, dixièmes ou « passage
du pouce » travaillés des heures durant. Comme
un mandarin refusé à l'examen, je me suis rabattu sur
d'autres besognes, et mes murs rouges se sont garnis sans que j'intervienne
de l'écume des jours comme de nos longues absences. Garni et
dégarni au gré de mes occupations comme un mur d'affiches
suit les campagnes électorales. Ce soir, il n'y a devant mon
nez plus qu'une petit boussole d'avant 1914, trouvé dans une
malle militaire de mon père, d'un acier si bruni par le temps
et d'une facture si rustique qu'elle paraît sortir d'une forge
burgonde. Elle montre le nord d'une aiguille empoussiérée,
faible et fébrile... mais jusqu'à quand ?"
Nicolas
BOUVIER – La Chambre Rouge