Petit texte :
"Au
soir, je m'allongeai au coin d'une maison, surveillant les arbres
les plus chargés et les plus visités, ayant calculé
le vent au mieux. Une trouble lumière lunaire filtre à
travers les nuages. 20 h 30. Au haut du pré étroit qui
fut la rue du village, un souffle puissant : « chah-hooh... »
J'entends mâcher l'ours, une branche craque, il s'est dressé
contre un arbre. Vais-je contourner ce buisson qui le cache encore
? Autant attendre, car la chance est grande qu'il arrive tout près.
Dix minutes d'espoir, de tension... puis plus rien. Un caprice du
vent lui a-t-il porté mon odeur ? Ou est-ce ce cheval dont
j'entends la clochette et que des bûcherons bosniaques viennent
nuitamment, clandestinement, faire paître ? Si j'avais cherché
à approcher, j'aurais attribué à cette manoeuvre
le gâchage d'une chance superbe. Deux nuit, je guette, assis
sur ce qui fut le pas d'une porte. Si l'ours vient, il sera à
5 mètres, le risque d'un tourbillon est grand, mais le vent
paraît très constant. Un renard qui croque les poires,
une belette à mes pieds, deux chevreuils au galop, un chat
sauvage – rare aubaine – tout noir dans l'éclat
sourd du clair de lune. Aucune de ces bêtes ne m'a senti, mais
l'ours ne vient pas. La lune se lève plus tard, le temps se
gâte, le vent change. Je me juche sur les murs les moins croulants.
Pas assez haut cependant pour que l'ours, qui aborde le village à
bon vent, ne me perçoive pas. Une fois assez loin, une autre
fois dans les buissons tout près, le puissant souffle, et un
grognement mécontent. Et encore un grognement qui pourrait
aussi être celui d'un sanglier. Il faut se soustraire à
ce nez subtil, établir une petite plate-forme sur un vieux
poirier. La première nuit, je crois entendre furtivement l'ours.
La troisième, à 22 h 15, il est là, froissant
le feuillage d'un « prunaulier ». Pendant trois
heures, je l'entends mâcher, son souffle irrégulier m'indique
sans cesse où il est, mais il ne sort pas du fouillis des framboisiers,
eupatoires et autres grandes plantes qui ont poussé entre les
ruines. 3 h, il trouve des pruneaux où il n'en semblait guère
rester. D'un moment à l'autre, j'espère voir le voir
venir au poires. Il ne se doute certes pas de ma présence,
mais sa méfiance l'empêche de s'aventurer à découvert.
Vais-je descendre et tenter de l'approcher ? C'est gâcher la
chance de l'avoir tout près. Et dans le fourré, il faudrait
être à ses côtés pour le voir. Sa respiration
s'éloigne, il se secoue. Silence. Le coeur brouillé
de déception, j'admire pourtant l'efficacité des précautions
qui m'ont tenu tant de nuits en échec. Au jour, il paraîtra
incroyable qu'il ait pu se cacher dans se maigre couver où
il a foulé de larges sentiers. Deux nuits encore, où
j'entends sans les voir des renards, des sangliers, le gémissement
de la laie et le crissement des marcassins, les loirs, les bécasses,
des hérons et autres échassiers de passage, et il me
faut admettre mon échec définitif..."
Robert
HAINARD – Le Guetteur de Lune