Petit texte :
"L'Arbre
Sur
l'île Lenox, il y a un arbre. Un. Indivisible,
vertical, irréductible dans sa terrible solitude
de phare inutile et vert dressé dans la brume des
deux océans.
C'est un mélèze maintenant centenaire, le dernier
survivant d'une petite forêt détruite par les
vents australs, les tempêtes à côté desquelles
l'idée de l'enfer chrétien est une plaisanterie,
la lame implacable du gel qui fauche le Sud du
monde.
Comment est-il arrivé dans ce domaine réservé au
vent ? D'après les insulaires de Darwin ou de
Pincton, il aurait voyagé dans le ventre d'une
outarde, comme une semence migrante prête à
germer. Voilà comment il est arrivé, qu'ils sont
arrivés, se sont frayés un chemin dans les failles
des rochers, ont pris racine et grandi dans la
plus rebelle des verticalités.
Il y avait une vingtaine de mélèzes ou davantage,
disent les vieux insulaires, il n'ont pas atteint
la moitié de l'âge de l'arbre survivant ou n'ont
pas résisté plus de quelques années dans ce monde
où le froid et le vent murmurent : va-t-en,
sauve-toi de la folie.
Ils ont succombé l'un après l'autre avec la
logique des malédictions marines. Quand le vent
polaire a eu raison du premier et que son tronc
s'est fendu avec un bruit terrible – comme on n'en
entendra plus avant le jour où se brisera l'échine
du monde, disent les Mapuches -, le dernier arbre
de l'île a commencé à purger sa peine. Mais dans
les branches du compagnon vaincu, il y avait la
vigueur de tous les gels endurés, et les autres
ont puisé leur nourriture dans sa mémoire
végétale.
C'est ainsi qu'ils ont pris des forces et continué
à défier le ciel bas de Patagonie en essayant de
le toucher de leurs branches, c'est ainsi qu'ils
sont tombés l'un après l'autre, inexorablement.
Sans plier, refusant des agonies déshonorantes,
ils se sont abattus de la cime aux racines contre
les rochers, en disant aux vents assassins : je
suis tombé, certes, mais comme meurt un géant.
Il n'en reste plus qu'un dans l'île. L'arbre. Le
Mélèze. On le distingue à peine quand on navigue
dans le détroit. Entouré de ses morts, imprégné de
mémoire, temporairement à l'abri des bûcherons car
sa solitude ne compense pas l'effort de prendre un
bateau et d'escalader les rochers escarpés pour
aller l'abattre.
Et il grandit. Et il attend.
Dans la steppe polaire, d'autres vents aiguisent
leur faux de glace, elle arrivera jusqu'à l'île,
mordra inexorablement son tronc et, quand sonnera
son heure, avec lui mourront définitivement les
morts de sa mémoire.
Mais en attendant sa fin inéluctable, il reste sur
l'île, vertical, altier, fier, comme
l'indispensable étendard de la dignité du Sud."
Luis
SEPULVEDA – La lampe d'Aladino et autres histoires
pour vaincre l'oubli