Petit texte :
"La
Chambre rouge
J'ai
appris récemment que posséder une maison, c'était
s'embarquer dans une aventure aux conséquences imprévisibles,
incalculables, voire funestes. A en croire le préhistorien
Escalon de Fonton, la guerre est apparue avec la sédentarisation
; l'examen des squelettes et de leurs lésions par flèches
ou harpons de silex l'établirait absolument, au moins pour
la Provence sur laquelle a porté son étude. Dès
les premières gelées, les cigales nomades venaient piller
la cave et le cellier des fourmis sédentaires : on se retrouvait
alors avec, dans les vertèbres lombaires, une pointe de lance
qui abrégeait votre existence. Rosny ainé, avec sa Guerre
du feu, ses héros hirsutes qui courent à perdre haleine
et ses propulseurs de javelots aurait, dans sa tombe, intérêt
à retoucher sa copie. Lorsqu'en 1981, cette mauvaise nouvelle
m'est parvenue, c'était déjà trop tard. J'ai
eu de la chance : si quelques nomades ont franchi le seuil de ma petite
maison, c'étaient des vanniers colporteurs ou des gitans aiguiseurs
de couteaux que j'ai traités civilement avec un verre d'Yvorne
et qui n'ont pas emporté un bouton de culotte.
Voici quarante-deux ans – enlevez quinze ans passés sous
d'autres cieux – que j'ai peint cette chambre dans un rouge
Pompei auquel le tabac et le feu de cheminée ont donné
une patine cuivrée, quarante-deux ans qu'un menuisier a posé
juste au-dessus du foyer une bibliothèque à moulures
de chêne qui rend – ce voisinage des livres et du feu
– cette pièce hospitalière et rassurante. La bibliothèque
contient les oeuvres presque complètes d'Henry Miller, de Lawrence
Durrell, de Marcel Raymond et de Jean Starobinski que j'ai eus pour
maîtres, de Melville, Thoreau, Henri Michaux, John Berger, Marguerite
Yourcenar, Blaise Cendrars, à quoi il faut ajouter –
en solitaires - Etapes sur le chemin de vie de Kierkegaard et l'Amerique
de Kafka. Tous ces auteurs sont des créanciers auquels je n'aurai
pas fini de payer mon ardoise. Tous ces livres sont les amis et conseillers
de mes vingt ans, chacun d'eux, dans les années qui ont suivi,
a été lu deux ou trois fois, et comme je les connais
assez pour ne plus avoir depuis dérangé leur belle ordonnance,
leurs dos ont acquis la même patine que mes murs et souffriraient
mal qu'on les époussette, surtout ces éditions Gallimard
de la « collection blanche » en papier à
pâte de bois qui jaunit, s'effrite et se transforme en poussière
entre vos mains – adieu Proust, adieu Albertine – comme
ces momies pharaoniques exposées au grand air après
quatre mille ans de claustration et de silence.
Ce qui ne veut pas dire que ces livres soient morts mais qu'ils ont
pu, comme moutons serrés dans une bergerie, établir
entre eux, par la page de titre ou la quatrième de couverture,
des familiarités et connivences, un dialogue qui m'intrigue
mais que je viens rarement troubler.
La cheminée ronfle et rougeois de septembre à mai, car
cette pièce où j'écris est très mal isolée.
Au-dessus, un grenier où j'entends courir les fouines et le
bombinement des guêpes qui y construisent un nid chaque année.
Au-dessous, un fruitier que je n'ai plus le temps de remplir comme
il faut mais d'où je vois parfois, la nuit, accoudé
à ma fenêtre, sortir un ou deux rats couleur de lune,
les moustaches poissées de jus de poire, qui viennent prendre
le frais sur les petits pavés à la savoyarde qui vont
de la façade à un buisson de chèvrefeuille et
à un gigantesque plant d'acanthe plus âgé que
moi et qui, grâce à mes bons soins, me survivra. Ces
rats, je les siffle, ils me regardent, puis retournent à celles
de leurs affaires qu'ils jugent pressantes ; et moi, aux miennes.
L'année de mon installation, j'ai eu l'imprudence de planter
– c'est-à-dire d'enfouir en terre un rameau vert –
un saule pleureur trop près de l'unique fenêtre de ma
chambre. C'est aujourd'hui une cathédrale, ondoyant dans le
vert le plus tendre, qui remplit tout l'horizon et donne à
ma « vue de l'est » la fraîche mélancolie
d'un poème T'ang.
Le mur ouest de cette chambre rouge jouxte ce que, dans la commune,
on appelle « le vieux cimetière ». En
matière d'ossements, c'est vraiment le fin du fin du patriarcat
genevois : banquiers, philanthropes, magistrats, professeurs, pasteurs
qui malgré leur sang bleu ont fait le passage quasiment imposé
par le Consistoire, par Belleville ou le noir borinage belge et ont
– Dieu les bénisse - « fait dans le social ».
Les concessions de ce petit cimetière, paradis des chats harets,
étant plus chères qu'un Hilton, se sont creusées
au compte-gouttes. Parfois, le cercueil était descendu au son
des cors de la Saint-Hubert parce que la défunte ou le défunt
avait une fois couru le cerf en Sologne ou le renard en Angleterre.
Elles sont aujourd'hui toutes attribuées pour quatre-vingt-dix
ans. Foin des fanfares et des casaques rouges ; j'irai me faire enterrer
plus loin.
La maison, disposée en « chemin de fer »,
sur un axe nord-sud, était une demeure vigneronne dont la partie
la plus ancienne remonte à la fin du XVIIè siècle.
Le grand pré qui descend en pente douce jusqu'à la route
de Vandoeuvres était autrefois une vigne qui a dù être
arrachée voici cent ans, probablement parce que la « piquette »
genevoise, dont l'aigreur était chansonnée jusqu'à
Grenoble, ne trouvait plus preneur. En trois siècles, au gré
des bonnes vendanges, des naissances ou – qui sait ? - des petits
héritages, des appendices successifs y ont été
rajoutés, sans plan ni architectes, bricolage inventif et rustique
qui fait que rien n'est à niveau, qu'on ne cesse de monter
ici une marche, là d'en descendre deux, que dans toute la construction,
vous ne verrez pas un seul angle vraiment droit, un seul mur vraiment
d'équerre, une seule surface vraiment plane. Cette imperfection,
adoucie par le crépi saumon, le rouge passé des tuiles
romaines mouchetées de lichen vert, la glycine et la vigne
vierge, a pour moi un charme supplémentaire. C'est comme une
très légère boiterie qui mettrait en valeur la
cambrure d'une femme ou le galbe de ses jambes..."
Nicolas
Bouvier – la chambre rouge