Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°208 - Mardi 16 mars 2010

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Jean FERRAT - le Grillon

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"Son cri n’a d’autre raison d’être
Que son refus de disparaître
De cet univers désolé
Pour le meilleur et pour le pire
Il chante comme je respire
Pour ne pas être asphyxié
Sait-il au fond de sa mémoire
Que c’est du cœur de la nuit noire
Qu’on peut voir l’aube se lever"



Famille de Cygnes tuberculés
Lac de Saint Point (Haut-Doubs)
Samedi 27 février 2010

<image recadrée>




Petit texte :

"Grillons

Une lisière de bois à l'automne. Sous nos pas les feuilles mortes crépitent comme un feu, et pour compléter l'image, voici que jaillissent de toutes parts des étincelles qui, lorsqu'on veut les saisir, rebondissent sur deux pattes parfaitement conditionnées. Enfin cette panique s'apaise et l'un des fuyards se laisse examiner. C'est un grillon, modèle réduit, deux à trois millimètres de longueur tout au plus, d'un travail plus délicat cent fois que le plus fin des ivoires miniatures dont il a justement la teinte. Rien n'y manque, y compris le fil presque imperceptible des antennes.
C'est une vraie couveuse que nous avons dérangée. Tout le long du bois, et aussi dans les labours, il y a des milliers et des millions de grilloneaux identiques qui ont déjà pris leurs quartiers d'hiver, les uns dans les crevasses de la terre, les autres sous le matelas confortable des feuilles mortes. Ainsi la nouvelle génération traversera les mauvais jours. Puis, de mues en mues, parviendra à peu près à la taille de l'adulte. Mais toujours pas d'ailes.
Juste avant la dernière, c'est-à-dire vers avril ou mai, messire Grillon est en costume d'Eton. D'un noir distingué, avec deux paires d'élytres coupés court qui font tout juste l'effet de la veste d'uniforme. Un peu gras par exemple, cet étudiant. Son abdomen rayé de moirures transversales évoque un tonnelet bien rempli, calé entre l'affût des deux pattes sauteuses. A cette époque il a déjà creusé son trou, la "
tutte". Il a choisi pour cela un talus herbeux, de sol sec (car il déteste l'humidité) exposé en plein midi. Cette demeure troglodyte, à peu près du diamètre et de la longueur d'un doigt, s'enfonce en oblique dans les profondeurs. Son propriètaire a pris soin d'en lisser les parois, et de damer à l'entrée une plate-forme proprette qui lui servira à la fois de solarium et d'estrade pour ses solos de violon. Une belle touffe d'herbe, ou un caillou, tient lieu d'auvent et assure le camouflage. Ainsi paré, Grillon, à la moindre alerte, plonge au fond de sa tutte comme un pantin à ressort.
Une dernière porte le sépare à présent de la "
grande vie", celle de l'adulte. Il se décide à la franchir à l'aide d'une dernière métamorphose. Opération délicate de toute façon, car pendant une heure ou deux il va se trouver absolument à la merci de n'importe quel bec vorace. Mais il faut bien en passer par là.
Le postulant entre d'abord en catalepsie... c'est-à-dire qu'il se raidit et perd l'usage de ses membres, car la vieille peau commence à se détacher lentement du nouvel habit qui s'est tissé durant les derniers jours. Ce décollage est facilité par les contractions brusques auxquelles se livre de temps à autre le patient, et aussi par un véritable "
gonflage", grâce auquel l'air en pression circule entre les deux enveloppes lubrifiées par des liquides. Quand cette première phase est achevée, le col, puis le dessus de l'abdomen commencent à se fendre longitudinalement suivant une ligne bien marquée, tandis que la bestiole s'arc-boute, front contre terre, et que les spasmes s'accélèrent. Il présente à ce moment l'aspect le plus insolite, avec ses deux paires d'élytres écartées horizontalement du corps, comme des gouvernails de profondeur.
On voit d'abord apparaître une nuque rose et ridée, puis la blancheur crémeuse des ailes ; l'ancien fourreau glisse peu à peu vers l'extrémité de l'abdomen, et désormais presque vidé s'aplatit en crête médiane sous l'effet de la pression extérieure. On dirait les dentelures d'une queue de crocodile.
Enfin un grillon tout neuf, mou, en caoutchouc rouge, se dégage entièrement au bon soleil, visiblement épuisé par cet accouchement de lui-même. A ses côté gît la dépouille complète, y compris les tubes minuscules des antennes dont il a réussi pourtant à retirer une autre paire.
Il va rester longtemps ainsi, affalé sur la place, pendant que la Nature poursuit seule son merveilleux travail : durcissement et noircissement de la nouvelle coque (phénomène interne, tout à fait indépendant des actions solaires), dépliage et poussée des ailes. Peut-être cette croissance des ailes, visible à l'oeil nu avec un peu d'attention, est-elle le numéro le plus sensationnel de ce spectacle extraordinaire. En trente minutes environ, non seulement elles sèchent et se déploient, mais elles s'allongent de cinq ou six millimètres, prenant dessin et forme définitive. Celles de la femelle, plus longues, s'adaptent au corps oblong et ne lui serviront à rien, sinon de cape protectrice. Celles du mâle, plus dures, carrées de forme, ornées d'un décor crépelé qui varie suivant les individus, constituent l'instrument des futures ritournelles.
Une heure environ s'est écoulée depuis l'apparition du poupard en caoutchouc rouge. A présent, voici Grillon cuirassé de pied en cap avec sa bonne tête luisante et ronde, en seau à charbon, derrière laquelle fermentent des souvenirs de cinq cents millions d'années. Déjà les antennes, souples, effilées, sélectives, s'agitent en tous sens, captant des messages en code réservés à l'espèce. Son premier acte - rien de perdu - consistera à déjeuner de sa propre dépouille, dont il réabsorbera ainsi tous les éléments utiles. Après quoi, il se mettra à chanter.
Une musique plus nuancée qu'il n'y paraît tout d'abord, celle de ce petit violoneux ; où alternent les tik-tik-tik-tik doux, voilés, presque confidentiels et les coups d'archet éclatants dont le virtuose infatigable fait retentir joyeusement la jungle des herbes tout le long du jour et même, quand il fait vraiment chaud, fort avant dans la nuit.
Ainsi ce poète rural exprime-t-il à sa manière le plaisir de vivre et les gloires de l'été : l'éclat des épis dorés, les coquelicots balancés par la douce brise, la dérive des nuages gorgés de lumière, les crépuscules, les étoiles et les aubes. Mais ce qui porte encore cette chanson fragile, c'est la Force qui brasse les mondes comme un pâte et fait battre aussi le coeur des hommes. Voici déjà qu'attiré par ce chant irrésistible, l'Eternel Féminin, sous les espèces d'une aussi neuve grillonne, se glisse discrètement à travers les herbes. Il faut souhaiter bonne chance à ce poète qui va se mettre en ménage. Car chacun sait que se mettre en ménage fut toujours opération particulièrement délicate pour les poètes."

SAMIVEL - Univers Géant



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