Petit texte :
"Grillons
Une lisière de bois à l'automne. Sous nos
pas les feuilles mortes crépitent comme un feu, et
pour compléter l'image, voici que jaillissent de
toutes parts des étincelles qui, lorsqu'on veut
les saisir, rebondissent sur deux pattes
parfaitement conditionnées. Enfin cette panique
s'apaise et l'un des fuyards se laisse examiner.
C'est un grillon, modèle réduit, deux à trois
millimètres de longueur tout au plus, d'un travail
plus délicat cent fois que le plus fin des ivoires
miniatures dont il a justement la teinte. Rien n'y
manque, y compris le fil presque imperceptible des
antennes.
C'est une vraie couveuse que nous avons dérangée.
Tout le long du bois, et aussi dans les labours,
il y a des milliers et des millions de grilloneaux
identiques qui ont déjà pris leurs quartiers
d'hiver, les uns dans les crevasses de la terre,
les autres sous le matelas confortable des
feuilles mortes. Ainsi la nouvelle génération
traversera les mauvais jours. Puis, de mues en
mues, parviendra à peu près à la taille de
l'adulte. Mais toujours pas d'ailes.
Juste avant la dernière, c'est-à-dire vers avril
ou mai, messire Grillon est en costume d'Eton.
D'un noir distingué, avec deux paires d'élytres
coupés court qui font tout juste l'effet de la
veste d'uniforme. Un peu gras par exemple, cet
étudiant. Son abdomen rayé de moirures
transversales évoque un tonnelet bien rempli, calé
entre l'affût des deux pattes sauteuses. A cette
époque il a déjà creusé son trou, la "tutte".
Il a choisi pour cela un talus herbeux, de sol sec
(car il déteste l'humidité) exposé en plein midi.
Cette demeure troglodyte, à peu près du diamètre
et de la longueur d'un doigt, s'enfonce en oblique
dans les profondeurs. Son propriètaire a pris soin
d'en lisser les parois, et de damer à l'entrée une
plate-forme proprette qui lui servira à la fois de
solarium et d'estrade pour ses solos de violon.
Une belle touffe d'herbe, ou un caillou, tient
lieu d'auvent et assure le camouflage. Ainsi paré,
Grillon, à la moindre alerte, plonge au fond de sa
tutte comme un pantin à ressort.
Une dernière porte le sépare à présent de la "grande
vie", celle de l'adulte. Il se décide à la
franchir à l'aide d'une dernière métamorphose.
Opération délicate de toute façon, car pendant une
heure ou deux il va se trouver absolument à la
merci de n'importe quel bec vorace. Mais il faut
bien en passer par là.
Le postulant entre d'abord en catalepsie...
c'est-à-dire qu'il se raidit et perd l'usage de
ses membres, car la vieille peau commence à se
détacher lentement du nouvel habit qui s'est tissé
durant les derniers jours. Ce décollage est
facilité par les contractions brusques auxquelles
se livre de temps à autre le patient, et aussi par
un véritable "gonflage", grâce auquel
l'air en pression circule entre les deux
enveloppes lubrifiées par des liquides. Quand
cette première phase est achevée, le col, puis le
dessus de l'abdomen commencent à se fendre
longitudinalement suivant une ligne bien marquée,
tandis que la bestiole s'arc-boute, front contre
terre, et que les spasmes s'accélèrent. Il
présente à ce moment l'aspect le plus insolite,
avec ses deux paires d'élytres écartées
horizontalement du corps, comme des gouvernails de
profondeur.
On voit d'abord apparaître une nuque rose et
ridée, puis la blancheur crémeuse des ailes ;
l'ancien fourreau glisse peu à peu vers
l'extrémité de l'abdomen, et désormais presque
vidé s'aplatit en crête médiane sous l'effet de la
pression extérieure. On dirait les dentelures
d'une queue de crocodile.
Enfin un grillon tout neuf, mou, en caoutchouc
rouge, se dégage entièrement au bon soleil,
visiblement épuisé par cet accouchement de
lui-même. A ses côté gît la dépouille complète, y
compris les tubes minuscules des antennes dont il
a réussi pourtant à retirer une autre paire.
Il va rester longtemps ainsi, affalé sur la place,
pendant que la Nature poursuit seule son
merveilleux travail : durcissement et
noircissement de la nouvelle coque (phénomène
interne, tout à fait indépendant des actions
solaires), dépliage et poussée des ailes.
Peut-être cette croissance des ailes, visible à
l'oeil nu avec un peu d'attention, est-elle le
numéro le plus sensationnel de ce spectacle
extraordinaire. En trente minutes environ, non
seulement elles sèchent et se déploient, mais
elles s'allongent de cinq ou six millimètres,
prenant dessin et forme définitive. Celles de la
femelle, plus longues, s'adaptent au corps oblong
et ne lui serviront à rien, sinon de cape
protectrice. Celles du mâle, plus dures, carrées
de forme, ornées d'un décor crépelé qui varie
suivant les individus, constituent l'instrument
des futures ritournelles.
Une heure environ s'est écoulée depuis
l'apparition du poupard en caoutchouc rouge. A
présent, voici Grillon cuirassé de pied en cap
avec sa bonne tête luisante et ronde, en seau à
charbon, derrière laquelle fermentent des
souvenirs de cinq cents millions d'années. Déjà
les antennes, souples, effilées, sélectives,
s'agitent en tous sens, captant des messages en
code réservés à l'espèce. Son premier acte - rien
de perdu - consistera à déjeuner de sa propre
dépouille, dont il réabsorbera ainsi tous les
éléments utiles. Après quoi, il se mettra à
chanter.
Une musique plus nuancée qu'il n'y paraît tout
d'abord, celle de ce petit violoneux ; où
alternent les tik-tik-tik-tik doux, voilés,
presque confidentiels et les coups d'archet
éclatants dont le virtuose infatigable fait
retentir joyeusement la jungle des herbes tout le
long du jour et même, quand il fait vraiment
chaud, fort avant dans la nuit.
Ainsi ce poète rural exprime-t-il à sa manière le
plaisir de vivre et les gloires de l'été : l'éclat
des épis dorés, les coquelicots balancés par la
douce brise, la dérive des nuages gorgés de
lumière, les crépuscules, les étoiles et les
aubes. Mais ce qui porte encore cette chanson
fragile, c'est la Force qui brasse les mondes
comme un pâte et fait battre aussi le coeur des
hommes. Voici déjà qu'attiré par ce chant
irrésistible, l'Eternel Féminin, sous les espèces
d'une aussi neuve grillonne, se glisse
discrètement à travers les herbes. Il faut
souhaiter bonne chance à ce poète qui va se mettre
en ménage. Car chacun sait que se mettre en ménage
fut toujours opération particulièrement délicate
pour les poètes."
SAMIVEL - Univers Géant