Petit texte :
"1
dans
ce temps-là, la nuit pénétrait dans les maisons
et ne restait pas à la porte, car on ne la rejetait pas durement
dehors comme maintenant. On n'avait à lui opposer que la clarté
dansante des flammes du foyer et celle de la lampe Pigeon que l'on
appelait, chez nous, une « lusote ».
L'obscurité arrivait, lente, digne et fière. On la voyait
monter au flanc du mont Roger, elle hésitait, puis gagnait
la combe, lentement, avec ses voiles sombres flottants. Elle s'étendait
doucement sur les prés du bas de la montagne et repliait son
écharpe sur le village pour se glisser dans les chambres et
dans la grande salle. Enfant, je la regardais venir avec un frisson
d'inquiétude et de plaisir.
Lorsqu'elle régnait partout, sur les bois, les friches, les
forêts, aussi bien que dans la maison, je me blottissais près
du haut poêle de faïence et je regardais ma grand-mère
aller et venir avec, sur le visage et sur les mains, seuls visibles,
les couleurs de La Tour et de Rembrandt. Alors, j'écoutais
les bruit du dehors et j'essayais de reconstituer la vie terrible
des sauvagines, l'agitation des lièvres et des chevreuils,
les noires errances du sanglier et du blaireau. Mon grand-père
me parlait si souvent de tout cela que, sans avoir jamais osé
dépasser, après le crépuscule, le mur du petit
jardin, je pouvais l'imaginer avec délices en toute liberté.
Un soir, j'en étais là de mes fantasmes, il était
très tard et mon grand-père n'était pas encore
rentré. Tout à coup on entendit son pas puis son coup
de pouce sur la chevillette. Le loquet claqua sec et le Vieux entra.
Son visage reflétait une grand exaltation.
A voix basse, il parla à ma grand-mère qui leva les
bras au ciel. Il posa son fusil, puis il alluma une bougie et descendit
au bûcher, prit un sac et une brouette et me fit signe de le
suivre.
Mon grand-père était un homme sec et poilu. De sa personne
s'exhalait un parfum de bête sauvage que je pus comparer plus
tard à celui du marcassin. Lorsqu'il parlait, de ses lèvres
minces et mauves, cachées par une forte moustache un peu rousse,
à la gauloise, s'échappait une haleine terrible. Tout
cela personnifiait si bien, à mes yeux, la chasse que je me
surprenais souvent à regretter que mon haleine fût douce
et parfumée, car j'avais remarqué également que
l'haleine des bons chiens de chasse est violente. J'avoue qu'à
force de manger abondamment des viandes traitées à notre
façon et de boire sec les vins sévères de nos
Arrières-Côtes, j'en suis arrivé aujourd'hui au
même résultat et je n'en suis pas plus fier pour autant.
Nous partîmes tous deux dans la nuit. Le grand-père suivit
une sente qui contournait les pâturages et montait vers les
halliers. Nous traversâmes de noirs buissons et, après
trois quarts d'heure de marche, le Vieux m'invita à m'accroupir
dans un roncier. Il faisait nuit. Il prit alors ma main et, la plongeant
dans la broussaille, me fit tâter un corps tiède couvert
de poils ras, fins et réguliers.
- Tiens, murmura-t-il, tu le sens ? Tu n'en as jamais touché,
hein ? Tu le sens ton noms de dieux de petit chevreuil ?...
Il continua...
- Nous allons le mettre dans le sac. Aide-moi et surtout ne fais
pas de bruit, si tu ne veux pas que nous allions en prison !
La prison, à cette époque, me paraissait être
réservée exclusivement aux gens de rien et je craignais
fort d'y aller à cause du pain à l'eau et des rats,
mais c'était si enthousiasmant de fourrer un petit chevreuil
dans un sac, que je n'y pensais guère.
Nous rentrâmes au village dont les fenêtres brillantes
constellaient la zone sombre des arbres du parc du château.
Nous rencontrions des gens qui nous saluaient.
- Alors, Tremblot, voilà que tu rentres du jardin à
cette heure ? Disaient-ils en croisant mon grand-père ;
et je riais sous cape..."
Henri
VINCENOT - La Billebaude