Petit texte :
"Le
nuage avait donc crevé en pluie alors que je marchais derrière
la grande salle de concerts, sur le long trottoir qui n'offrait pas
aux passants le moindre abri. Je me souvins qu'un certain escalier
en fer menait à l'entrée des musiciens, et comme quelques-uns,
parmi ceux qui passaient en ce moment, m'étaient connus, il
me fut facile d'atteindre la scène, où les membres d'une
chorale fameuse se groupaient par voix pour passer sur les gradins.
De la phalange de ses doigts, un timbalier interrogeait ses peaux
dont la chaleur avait monté le ton. Serrant son violon sous
le menton, le chef d'attaque donnait le la sur un piano, tandis que
les cors, les bassons, les clarinettes, étaient enveloppés
dans le foisonnement confus de gammes, de trilles et d'accords qui
précède l'ordonnance des notes. Toutes les fois que
je voyais les instruments d'un orchestre symphonique prendre place
derrière les pupitres, j'attendais vivement l'instant où
le temps cesserait de charrier des sons incohérents pour être
encadré, organisé, soumis à une volonté
humaine préalable qui parlait par les gestes du Mesureur de
son Cours. Ce dernier obéissait souvent à des dispositions
prises un siècle ou deux auparavant. Mais sous les titres des
parties étaient imprimés en signes les ordres d'hommes
qui bien que morts, couchés sous des pompeux mausolées,
ou dont les ossements étaient perdus dans le désordre
sordide de la fosse commune, gardaient des droits de propriété
sur le temps, imposaient des laps d'attention ou de ferveur aux hommes
des âges futurs. Il arrivait parfois, pensais-je, que ces pouvoirs
posthumes subissaient un dommage, ou au contraire étaient accrus
en vertu de la plus grande faveur d'une génération.
C'est ainsi que celui qui ferait un bilan des exécutions symphoniques
pourrait avoir l'évidence que telle ou telle année,
le plus grand usufruitié du temps a été Bach
ou Wagner, en regard du maigre acquis de Telemann ou de Cherubini.
Il y avait au moins trois ans que je n'avais assisté à
un concert ; quand je sortais des studios, j'étais si saturé
de mauvaise musique, ou de bonne musique utilisée à
des fins détestables, que je trouvais absurde l'idée
de me plonger dans un temps rendu presque tangible par la soumission
à des carrures de fugue ou de forme-sonate. Aussi trouvai-je
le plaisir de la nouveauté à me voir amené, presque
par surprise, au coin sombre des caisses de contrebasses, d'où
je pouvais observer ce qui se passait sur la scène en ce soir
de pluie dont les coups de tonnerre apaisés semblaient rouler
sur les flaques de la rue voisine. Et après le silence brisé
par un geste, ce fut une légère quinte de cors, accompagnée
d'un frémissement de triolets aux seconds violons et violoncelles,
sur laquelle se dessinèrent deux notes descendantes, qu'on
eût dit tombées des premiers archets et des altos, avec
une mollesse qui devient bientôt de l'angoisse, un besoin impérieux
de fuite, devant le terrible assaut d'une force soudainement déchaînée...
Je me levai mécontent. Alors que j'étais dans les meilleurs
dispositions pour entendre de la musique, après une période
si longue d'indifférence, il fallait que surgît « cette
chose » qui s'enflait maintenant en crescendo derrière
moi. J'aurais dû m'y attendre, à voir entrer les choriste
sur scène. Mais il aurait pu s'agir aussi d'un oratorio classique.
Si j'avais su que c'était la partition de la Neuvième
Symphonie qui figurait sur les pupitres, j'aurais suivi mon chemin
sous l'averse. Car si je ne supportais pas certains morceaux liés
au souvenir de mon enfance, je pouvais souffrir encore moins le Freude,
schöner Götterfunker, Tochter aus Elysium ! Que j'avais
évité depuis « lors » comme qui
écarte les yeux, des années durant, de certains objets
qui évoquent la mort. En outre, comme beaucoup d'homme de ma
génération, je détestais tout ce qui avait un
air « sublime ». L' «Ode»
de Schiller me déplaisait autant que la Cène de Montsalvat
et l'Elévation du Graal... Maintenant, me voici de nouveau
dans la rue, à la recherche d'un bar. Si je devais marcher
longtemps pour boire un verre d'alcool, je serais bien vite envahi
par l'état de dépression que j'ai connu parfois, et
qui me donne la sensation d'être prisonnier d'un milieu sans
issue, exaspéré de ne pouvoir rien changer dans ma vie,
toujours soumise à la volonté d'autrui, qui me laisse
à peine la liberté, tous les matins, de choisir la viande
ou les céréales que je préfère pour mon
petit déjeuner. Je me mets à courir parce que la pluie
redouble. Au moment de tourner au coin de la rue, je heurte de la
tête un parapluie ouvert, le vent l'arrache des mains de son
propriétaire et il est écrasé sous les roues
d'une auto, de façon si comique que j'éclate de rire.
Et quand je crois entendre une insulte, une voix cordiale m'appelle
par mon nom : « Je te cherchais, dit-elle, mais
j'avais perdu ton adresse »..."
Alejo
CARPENTIER - Le Partage des Eaux