Petit texte :
"Samedi matin à cinq heures, avec encore la nuit pleine,
on a entendu une longue tringle de fer qui sonnait contre de la pierre.
C'était d'abord comme une cloche fine, puis on se disait « Non,
ce n'est pas une cloche, mais qu'est-ce que c'est ? »
Et on s'est réveillé. C'était le nettoiement du
four sur la place. Il était tout en feu au milieu de la nuit.
On avait retiré les braises et nettoyé pour enfourner.
On pouvait voir, autour, trois ou quatre femmes et, allongées
par terre, de longues mannes de pâte, emmaillotées comme
des enfants de géants.
Après, il a fait soleil. Il y avait une odeur de pain en train
de se faire. A dix heures, les enfants sont sortis de l'école.
Ils se sont précipités dans les maisons. Pas un n'est
resté sur la place pour jouer. Seul, le petit Nicolas est parti
à travers les prés, car il habite à la scierie,
près du ruisseau. Il s'en allait de mauvais gré. Il s'arrêtait
de temps en temps et il regardait le village. A ce moment-là,
il y avait le grand silence et l'odeur du pain.
Alors, sept femmes sortirent dans la rue. C'est par hasard qu'elles
étaient sept. Il y en eut d'abord une là-bas au bout de
la rue, près des champs, puis une autre près du bureau
de tabac, puis une à l'épicerie, et ainsi de suite. Comme
si tout le village s'ouvrait. Elles marchaient lentement. Des enfants
les suivaient. Elles montèrent vers le four. C'était le
samedi matin. On allait défourner la première grosse fournée
du village. Luce du Jacques prit le griffard et ouvrit la porte. Il
n'y a plus beaucoup d'oiseaux chez nous à cette époque
de l'année, mais tous ceux qui restaient volèrent jusqu'aux
deux petits érables près du four. Ils se mirent à
crier. Les enfants criaient. Tout un concert de voix menues, puis des
voix d'hommes demandant ce que c'est, puis des pas d'hommes sur le chemin
du four. Des appels de femmes. Tant l'odeur de pain maintenant était
forte. Les enfants faisaient le cercle d'un peu loin. Ils avaient laissé
la place pour les grandes personnes. Les hommes entraient dans le cercle.
Ils disaient : « Oh ! Là ! » Luce
tirait les pains avec la longue pelle. Les sept corbeilles étaient
rangées devant le four. Luce appelait : « Noémie
! Rose ! Virginie ! Elisa ! Pauline ! Amicia ! (Celle-là,
c'est la femme d'un Italien d'ici qui fait le maçon.) Puis, elle
disait : « Moi » et elle faisait tomber
un pain dans sa corbeille. Les autres, chaque fois qu'on disait leurs
noms, prenaient le pain. Les enfants parlaient à voix basse.
Les hommes trouvaient que c'était beaucoup d'ordre. Il y avait
douze pains pour chacune. Le pain craquait le chaud dans les corbeilles.
Luce fouillait dans le four avec sa pelle. Les enfants ne parlaient
plus. Ils respiraient juste, juste. Ils regardaient la bouche du four
avec tant d'attention qu'ils faisaient de petits gestes sans s'en apercevoir..."
Jean GIONO - Les vrais richesses