Petit texte :
"A
présent c'est juste avant l'aube. Le ciel commence d'éclore
et les fonds se modèlent avec rapidité. J'ai remonté
l'arête d'une de ces pyramides, cent mètres au-dessus
de la mer des sables. De près, les belles lignes se brouillent,
la roche apparaît couturée de cicatrices, rabotée
par les érosions successives de l'eau, du feu, du poids, du
vent. Les faces échafaudent des degrés encombrés
de cailloux, et les redans s'aiguisent parfois en lames coupantes.
Les grandes masses rocheuses émergent de la pénombre,
chargée d'un fardeau de siècles, tandis qu'à
l'orient l'espace vire au lilas, puis à l'or vert. A perte
d'horizon, pas un mouvement, pas un oiseau, rien que le solennel réveil
des pierres. Le moindre geste de l'intrus, le moindre son apparaîtrait
en cet instant inopportun, mais sacrilège. Il émane
de ces promontoires antiques d'où toute vie végétative
est exclue, où le passé et l'avenir ont symétrique
et vertigineuse profondeur, une vertu pétrifiante, irrésistible.
La pierre à son paroxysme de présence n'admet rien d'autre
que la pierre, et des pensées de pierre. Ainsi, durant quelques
tours de cadran, d'après l'aiguille qui bat les secondes sur
la montre, mais en réalité temps inappréciable
car échappant aux décomptes et englobant simultanément
plusieurs étendues, je m'identifie à la paroi qui m'adosse,
et, corps et âme, cesse de courir ma chance pour être
entraîné sur une autre trajectoire. Alors les perpétuels
bouillonnements de l'esprit s'apaisent, les pensées deviennent
lisses et froides, comme la surface de ce lac où je me suis
un jour plongé avec une lenteur calculée, prenant garde
de ne créer aucune ride sur les eaux. Je me sens porté
bien au-delà de moi-même, de ma propre durée,
submergé par une onde de paix. Cet état indicible, que
j'imagine régner sous la peau des roches, n'est pas sans péril,
et la conclusion logique d'une telle expérience serait peut-être
que mon coeur cessa de battre. Mais une force veille en moi. Elle
se passe d'un acte de volonté pour agir. Elle anime indistinctement
le grain de blé, l'animal ou l'homme, tout ce qui appartient
au cycle des destructions et des renaissances physiologiques. C'est
ainsi que, sans le vouloir, comme d'un rêve je sors lentement
de l'ombre, marqué jusqu'aux os par le souvenir de ces instants
de sérénité ineffable, bien au-delà des
mesures, des sensations communes, et dont je connais désormais
l'existence et la saveur.
Cependant
l'aurore est proche, le silence, l'immobilité des choses atteignent
à un état de tension pathétique, seule musique,
seul ballet qui conviennent en ces lieux à la naissance du
jour, c'est-à-dire sur la terre d'Egypte, à celle d'un
dieu. Car c'est un dieu qui vient. On n'en saurait douter à
l'attente solennelle des horizons, aux frémissements sacrés
qui parcourent l'espace. Si je brise à présent la cangue
qui m'a si longtemps ou si brièvement identifié à
la montagne, si je me tourne vers l'ouest, j'aperçois la verte
couleuvre du fleuve ondulant parmi les steppes et les falaises. Je
vois aussi, rangés à perte de vue en ordre de bataille,
les géants dont l'armée m'a tout à l'heure subjugué.
Elle est brune et bleue, parcourue de chatoiements veloutés.
Soudain, avec la brusquerie des révélations, cimes et
cimiers tous ensemble sont atteints par le premier rayon de l'astre.
Loin du côté de la mer Rouge, une crête cornue
le dissimule encore, mais l'espace déjà brasille au
lieu d'une apparition imminente, et les derniers mètres qui
me séparent du sommet de cette pyramide sauvage s'illuminent
d'une lueur or et corail, très douce, très subtil, car
sans éblouir, elle se trouve juste au degré d'intensité
convenant à un message bienveillant du seigneur de la lumière.
Cet heureux état d'équilibre ne durera pas, mais, pendant
quelques secondes, la très vieille terre, notre terre, notre
terre qui est au ciel, efface ses rides, arbore un tendre sourire.
Je le connais : c'est celui qui depuis plus de trente siècles
flotte à Karnak sur les lèvres d'un dieu de granit,
d'un dieu caché..."
SAMIVEL - L'Oeil émerveillé
ou la Nature comme spectacle