Le Trochiscanthe nodiflore [TN] n°195 - Mardi 1er décembre 2009

"Lettre hebdomadaire" du site "Rencontres Sauvages"
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Kodachrome - Paul SIMON

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Château de Joux en Fujichrome...
La Cluse et Mijoux (Haut-Doubs)

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Fata morgana ?



Petit texte :

"A présent c'est juste avant l'aube. Le ciel commence d'éclore et les fonds se modèlent avec rapidité. J'ai remonté l'arête d'une de ces pyramides, cent mètres au-dessus de la mer des sables. De près, les belles lignes se brouillent, la roche apparaît couturée de cicatrices, rabotée par les érosions successives de l'eau, du feu, du poids, du vent. Les faces échafaudent des degrés encombrés de cailloux, et les redans s'aiguisent parfois en lames coupantes.
Les grandes masses rocheuses émergent de la pénombre, chargée d'un fardeau de siècles, tandis qu'à l'orient l'espace vire au lilas, puis à l'or vert. A perte d'horizon, pas un mouvement, pas un oiseau, rien que le solennel réveil des pierres. Le moindre geste de l'intrus, le moindre son apparaîtrait en cet instant inopportun, mais sacrilège. Il émane de ces promontoires antiques d'où toute vie végétative est exclue, où le passé et l'avenir ont symétrique et vertigineuse profondeur, une vertu pétrifiante, irrésistible. La pierre à son paroxysme de présence n'admet rien d'autre que la pierre, et des pensées de pierre. Ainsi, durant quelques tours de cadran, d'après l'aiguille qui bat les secondes sur la montre, mais en réalité temps inappréciable car échappant aux décomptes et englobant simultanément plusieurs étendues, je m'identifie à la paroi qui m'adosse, et, corps et âme, cesse de courir ma chance pour être entraîné sur une autre trajectoire. Alors les perpétuels bouillonnements de l'esprit s'apaisent, les pensées deviennent lisses et froides, comme la surface de ce lac où je me suis un jour plongé avec une lenteur calculée, prenant garde de ne créer aucune ride sur les eaux. Je me sens porté bien au-delà de moi-même, de ma propre durée, submergé par une onde de paix. Cet état indicible, que j'imagine régner sous la peau des roches, n'est pas sans péril, et la conclusion logique d'une telle expérience serait peut-être que mon coeur cessa de battre. Mais une force veille en moi. Elle se passe d'un acte de volonté pour agir. Elle anime indistinctement le grain de blé, l'animal ou l'homme, tout ce qui appartient au cycle des destructions et des renaissances physiologiques. C'est ainsi que, sans le vouloir, comme d'un rêve je sors lentement de l'ombre, marqué jusqu'aux os par le souvenir de ces instants de sérénité ineffable, bien au-delà des mesures, des sensations communes, et dont je connais désormais l'existence et la saveur.

Cependant l'aurore est proche, le silence, l'immobilité des choses atteignent à un état de tension pathétique, seule musique, seul ballet qui conviennent en ces lieux à la naissance du jour, c'est-à-dire sur la terre d'Egypte, à celle d'un dieu. Car c'est un dieu qui vient. On n'en saurait douter à l'attente solennelle des horizons, aux frémissements sacrés qui parcourent l'espace. Si je brise à présent la cangue qui m'a si longtemps ou si brièvement identifié à la montagne, si je me tourne vers l'ouest, j'aperçois la verte couleuvre du fleuve ondulant parmi les steppes et les falaises. Je vois aussi, rangés à perte de vue en ordre de bataille, les géants dont l'armée m'a tout à l'heure subjugué. Elle est brune et bleue, parcourue de chatoiements veloutés.
Soudain, avec la brusquerie des révélations, cimes et cimiers tous ensemble sont atteints par le premier rayon de l'astre. Loin du côté de la mer Rouge, une crête cornue le dissimule encore, mais l'espace déjà brasille au lieu d'une apparition imminente, et les derniers mètres qui me séparent du sommet de cette pyramide sauvage s'illuminent d'une lueur or et corail, très douce, très subtil, car sans éblouir, elle se trouve juste au degré d'intensité convenant à un message bienveillant du seigneur de la lumière. Cet heureux état d'équilibre ne durera pas, mais, pendant quelques secondes, la très vieille terre, notre terre, notre terre qui est au ciel, efface ses rides, arbore un tendre sourire. Je le connais : c'est celui qui depuis plus de trente siècles flotte à Karnak sur les lèvres d'un dieu de granit, d'un dieu caché..."

SAMIVEL - L'Oeil émerveillé ou la Nature comme spectacle



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