Petit texte :
"Janet halète ; une petite haleine
d'oiseau. Il a fermé les yeux. Il regarde dans son
dedans ; vers la cave de sa poitrine où tant de
choses se sont entassés depuis quatre-vingts ans
de vie.
Et ça s'est débouché tout d'un coup, ça a coulé
clair, puis épais, puis clair encore, la lie et le
vin mélangés, comme si la bonde avait sauté d'un
tonneau oublié.
Tu veux savoir ce qu'il faut faire, et tu ne
connais pas seulement le monde où tu vis. Tu
comprends que quelque chose est contre toi, et tu
ne sais pas quoi. Tout ça parce que tu as regardé
l'alentour sans te rendre compte. Je parie que
n'as jamais pensé à la grande force ?
« La grande force des bêtes, des plantes et
de la pierre.
« La terre c'est pas fait pour toi, unique, à
ton usance, sans fin, sans prendre l'avis du
maître, de temps en temps. T'es comme un fermier ;
il y a le patron. Le patron en belle veste à six
boutons, en gilet de velours marron, le manteau en
peau de mouton. Tu le connais, le patron ?
« T'as jamais entendu chuinter comme un vent,
sur la feuille, la feuillette, la petite feuille
et le pommier tout pommelé ; c'est sa voix douce ;
il parle comme ça aux arbres et aux bêtes. Il est
le père de tout ; il a du sang de tout dans les
veines. Il prend dans ses mains les lapins
essoufflés :
« Ah, mon beau lapin, qu'il dit, t'es tout
trempé, t'as l'oeil qui tourne, l'oreille qui
saigne, t'as donc couru pour ta peau ? Pose-toi
entre mes jambes ; n'as pas peur, là, t'es à la
douce. »
« La douce amère et le ruisseau...
« Puis ce sont les chiens qui arrivent.
« Quand tu tu dis : il chasse seul, c'est
qu'il t'a semé pour aller au patron.
« La belle veste à six boutons et le ballon
de la clochette au cou du mouton.
« Et, sous la cabane de ses jambes, le chien
et le lapin font ami, museau contre museau, poil
contre poil. Le lapinot sent ton chien dans
l'oreille, ton chien secoue l'oreille parce que le
lapin a soufflé dedans. Il regarde autour de lui
et il a l'air de dire : « C'est pas ma faute
si je l'ai coursé tout le jour, dans la gineste et
le labour, et les trous du ruisseau où il y a dans
le profond des herbes de ficelle qui attachent les
mains et les pieds. »
« Puis, c'est tout qui vient : La
tourterelle, le renard, la ser, le lézard, le
mulot, la sauterelle, le rat, la fouine et
l'araignée, la poule d'eau, la pie, tout ce qui
marche, tout ce qui court ; les chemins, on dirait
des ruisseaux de bêtes : ça chante et ça saute
comme un ruisseau, et ça coule et ça frotte contre
les bords du chemin, et ça emporte des bouts de
terre, et ça porte des branches entières
d'aubépines arrachées.
« Et tout ça vient parce qu'il est le père
des caresses. Il a un mot pour chacun :
« Tourtoure, route route, renar, nare »,
il lui tire des bouffettes de poils.
« Lagremuse, muse musette, museau du veau
dans le seau . »
« Après il va faire un tour dans les arbres.
« Et pour les arbres, c'est pareil : ils le
connaissent, ils n'ont pas peur.
« Toi, tu n'as jamais vu que des arbres qui
se méfient, tu ne sais pas ce que c'est qu'un
arbre, au vrai. Et ils sont avec lui comme dans
les premiers jours du monde ; quand on n'avait pas
encore coupé la première branche.
« ... Y avait un bois, et pas encore le bruit de
la hache, pas encore la serpe, pas le couteau, sur
le coteau, le bois sur le coteau et pas la hache.
« Il passe à côté, la veste en peau de
mouton, et le tilleul fait le chaton qui pleure,
le châtaignier fait la femme qui geint, et le
platane craque en dedans comme un homme qui
demande la charité.
« Il voit les blessures, les coups de couteau
et les crevures de haches et il les console.
« Il parle au tilleul, au platane, au
laurier, à l'olivier, à l'olivette, la sariette et
le plantier, et c'est pour ça, à la miougrane,
pour sa pitié qu'il est le maître et qu'ils
l'aiment et lui obéissent.
« Et s'il veut effacer les Bastides de dessus
la bosse de la colline, quand les hommes ont trop
fait de mal, il n'a pas besoin de grand-chose,
même pas de se faire voir aux couillons ; il
souffle un peu dans l'air du jour, et c'est fait.
« Il tient dans sa main la grande force..."
Colline - Jean GIONO