Petit texte :
"Kilmurvy, dimanche après-midi
Jamais en Irlande même je n'ai éprouvé un
sentiment de plénitude. Quelque chose de blanc, de
troué, d'incomplet comme une octave à laquelle
manquerait une note, un échiquier dont on aurait
retiré les tours. L'absence d'un son, d'une
couleur, peut-être d'une personne me donnait
l'impression d'arriver dans l'instant juste un peu
trop tôt ou trop tard, de le surprendre en état de
manque. Il suffit que la magnifique musique
populaire irlandaise s'en mêle pour que ce malaise
disparaisse mais l'hiver, tous les bons musiciens
sont sur le continent où ils gagnent mieux leur
vie.
En Toscane, en Bourgogne, en Turquie de l'Ouest,
on tombe sur des paysages qui se présentent au
complet, comme à la revue, avec tout ce qu'on
attendait d'eux, qui en font presque trop. Pas
ici. Dans le comté du Connemara vous voyez la
terre qui moutonne dans deux tons de brun sous un
ciel au galop et, seul à mi-chemin de l'énorme
horizon, un croquant aussi petit et noir qu'un
grillon qui remplit de tourbe noire une minuscule
charrette. Une superbe toile si Turner était passé
par là, mais un paysage ? Plutôt un ensemble
négligemment bricolé avec les chutes d'autres
paysages mieux foutus. Même un tout petit mangeur
de nature – moi – restera sur sa faim. Les
Irlandais, les poètes surtout, vous renvoient
constamment à cette espèce d'indigence, vous la
font sentir avant qu'on ait mis le doigt dessus.
Pareillement, ils s'excusent de ce goût qu'ils ont
pour l'exagération et l'invention qu'on ne songe
pas à leur reprocher et pratiquement une sorte
d'autodérision comme pour mettre leur imaginaire à
l'abri de la réalité (quelle réalité ?).
A l'exception de l'éblouissante floraison (du Vè
au XIIè siècle) religieuse, philosophique et
artistique, période dont ils pourraient à bon
droit se vanter, ils présentent volontiers leur
histoire « en creux », comme en négatif
: une succession de non-événements, de pans
entiers de patrimoine détruit ou emportés par des
envahisseurs, de saignées inguérissables ou de
rendez-vous manqués. Les Romains n'ont pas occupé
l'Irlande, la privant ainsi des connivences
structurelles – logiques, politiques,
urbanistiques, épigraphiques – qui existent entre
les cultures de l'Europe du Sud-Ouest. Cromwell et
ses fourrageurs ont, à leur ordinaire, démoli ce
qu'ils ne pouvaient prendre. Les évictions ont
fait disparaître des villages entiers. La grande
famine de 1847 a vidé l'île de trois millions et
demi d'indigènes, morts de faim ou exilés. Lors de
la Seconde Guerre mondiale, le pays, par un juste
ressentiment que notre ignorance pouvait mal
mesurer, s'est tenu à distance, a été soupçonné
par l'amirauté anglaise de servir de refuge aux
sous-marins allemands et, quatre ans plus tard, ne
s'est pas trouvé dans le camp des vainqueurs, etc.
Quatre siècles d'épreuves et de guignon historique
ont rendu l'Irlandais si fataliste qu'il oublie de
souligner ce que cette frugalité, cette maigreur,
ce manque, comme la quête incessante à laquelle on
se livre pour y remédier, peuvent avoir de positif
et de précieux..."
Journal d'Aran et
d'autres lieux - Nicolas BOUVIER