Petit texte :
"Enfin, il se releva et s'appuya sur les
coudes. Il voulut persuader Michèle :
« Tu as l'impression d'attendre quelque
chose, hein ? Quelque chose de déplaisant ou de
plutôt déplaisant que dangereux ? - C'est ça ? Tu
as l'impression d'attendre quelque chose de
déplaisant. Eh bien. Ecoute. Je vais te dire. Moi
aussi. Moi aussi, j'ai l'impression d'attendre.
Mais comprends-moi bien : moi, je n'en ferai pas
de cas, de cette impression d'attente, si je
n'étais pas certain qu'il va m'arriver – qu'il
doit m'arriver, fatalement, un jour ou l'autre, ce
quelque chose de déplaisant. Ce qui fait que
maintenant, en fin de compte, je n'attends plus
rien de déplaisant, mais quelque chose de
dangereux. Tu comprends ? C'est uniquement un
façon d'avoir les pieds sur terre. Si tu m'avais
dit ce que tu ne m'as pas dit, par exemple, que tu
as l'impression d'attendre quelque chose, et que
tu sais, tu comprends, tu sais que ce doit être la
mort, alors, là, O.K. Je te comprends. Parce qu'on
finit toujours par avoir raison, un jour,
d'attendre la mort. Mais tu comprends, n'est-ce
pas, ce n'est pas l'impression désagréable que tu
as qui compte, mais le fait qu'il ne se passe pas
un moment sans qu'on attende, consciemment ou non,
sa mort. C'est cela. Ça veut dire, tu sais quoi ?
Que dans un certain système de vie, qu'on met en
application par le seul fait d'exister, tu laisses
une part négative – qui ferme ne quelque sorte
parfaitement l'unité humaine. Ça me fait penser à
Parménide. Tu sais la phrase où il dit, je crois,
« Comment ce qui est pourrait-il bien devoir
être ? Comment pourrait-il être né ? Car s'il est
né, il n'est pas, et il n'est pas non plus s'il
doit un jour venir à être. Ainsi la genèse est
éteinte et hors d'enquête le périssement. »
C'est ça qu'il faut dire. Il faut s'en douter.
Sinon, Michèle, pas la peine de pouvoir penser. Ça
ne sert à rien, Michèle, hein, à rien du tout de
parler. »
Il pense tout d'un coup, sans raison, qu'il avait
blessé Michèle, et il le regretta, d'une certaine
façon.
« Tu sais, Michèle », dit-il pour se
racheter, « tu pourrais avoir raison. Tu
pourrais me répondre, pourquoi pas, que tout
implique tout – finalement, ce serait peut-être ce
qu'il y a de plus paménidien... »
Ce fut à son tour de pencher son visage de côté,
et d'observer, de ses deux yeux tout de même moins
voyeurs, le profil de la jeune fille ; il en
retira la satisfaction d'avoir une jonction
soudain possible, une cheville réelle entre les
deux morceaux de son discours.
«C'est-à-dire que, dans le système du raisonnement
dialectique – rhétorique me paraît plus exact de
ce point de vue -, oui, dans ce système de
raisonnement qui ne s'occupe pas des expériences,
il suffit que tu me dises, « Quelle heure
est-il ? » pour que je traduise : Quelle,
interrogation de spécificité, participe d'une
fausse conception de l'univers, où tout est
catalogué, classé, et où on peut choisir comme
dans un tiroir de qualification convenant à un
objet. Heure, le temps, notion abstraite, est
divisible en minutes et en secondes, qui ajoutées
un nombre infini de fois produisent une autre
notion abstraite appelée éternité. Autrement dit,
le temps comprend à la fois le fini et l'infini,
le mesurable et l'incommensurable ; contradiction,
donc nullité du point de vue logique.
Est ? L'existence ; encore un mot, un
anthropomorphisme par rapport à l'abstrait, dans
la mesure où l'existence est la somme des
sensations synesthésiques d'un homme. Il ? Même
chose. Il, n'est pas. Il, est la généralisation du
concept mâle à une notion abstraite, le temps, et
qui sert par-dessus le marché à une forme
grammaticale aberrante, l'impersonnel, ce qui
rejoint le truc de l'Est. Attends. Et toute la
phrase a rapport à une histoire de temps. Voilà.
Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ? Si tu
savais comme elle me torture cette petite phrase !
Ou plutôt non. C'est moi qui en souffre. Je suis
écrasé sous le poids de ma conscience. J'en
meurs, c'est un fait, Michèle. Ça me tue. Mais
heureusement on ne vit pas logiquement. La vie
n'est pas logique, c'est peut-être comme une sorte
d'irrégularité de la conscience. Une maladie de la
cellule. En tout cas, peu importe, ce n'est pas
une raison. D'accord, il faut bien parler, il faut
bien vivre. Michèle, pourtant, autant ne dire que
les choses strictement utiles, hein ? Les autres,
il vaut mieux les garder pour soi en attendant
qu'on les oublie, en attendant qu'on vive plus que
pour son propre corps, remuant rarement les
jambes, ramassé dans un coin, plus ou moins bossu,
plus ou moins sujet aux envies folles de
l'espèce. »
Michèle continua à se taire, non pas vexée, mais
attentive de tout son être à l'inconfort
qu'avaient tramé, depuis des heures bientôt, les
gestes dont on se souvient à peine les a-t-on
produits, les mots qui ne se relient pas les uns
aux autres, et tous les bruits rares ou
microacoustiques de la maison et du dehors ; elle
découvrait peut-être, qui sait ? Qu'il y a au fond
de l'oreille une sorte d'amplificateur dont il
faut rêgler la tonalité sans cesse, et s'interdire
de dépasser une certaine puissance, sous peine de
ne jamais plus pouvoir comprendre.
« Quelle heure est-il ? » dit Michèle en
bâillant.
« Après tout ce que je t'ai dit, tu persistes
? » dit Adam.
« Oui, quelle heure est-il ? »..."
Le Procès Verbal -
JMG Le Clézio