Petit texte :
"Le soleil décline vers le mur du Jura.
Un petit vol d'Etourneaux s'est abattu sur un
peuplier et jase dans le feuillage : les premiers
au rendez-vous. Mais il semble grossir à vue
d'oeil : sans cesse de nouveaux arrivants se
joignent à la troupe et les branches plient
bientôt sous leur poids. Peu à peu, d'autres vols
apparaissent, semblables d'abords à des fumées
lointaines, puis sombres nuages, enfin essaims
compacts d'oiseaux noirs. Leurs évolutions
stupéfiantes sillonnent le ciel : c'était tout à
l'heure un ballon, maintenant c'est un ruban ; une
brusque conversion les rassemble en colonne, en
croissant ; leur formation s'étire, puis se masse
à nouveau, tourne, tombe et s'élève avec une
surprenante rapidité. On ne se lasse pas de suivre
leurs mouvements, de s'étonner de la précision et
de la perfection des manoeuvres. Tous restent dans
le rang - si l'on peut dire - chacun garde ses
distances, aucun ne rompt l'ensemble ou ne se
sépare, et pourtant il n'est pas de chef.
L'individu s'est fondu dans la collectivité et une
seule conscience anime toute la volée.
Tout à coup, ils se jettent sur un peuplier et
brusquement, comme délivré de l'invisible
contrainte, chaque oiseau se met à bavarder et à
s'agiter. Les arbres ont changé de forme et de
couleurs sous ces fruits vivants qui surchargent
les branches de leurs grappes. Mille voix
volubiles s'unissent dans un vacarme de cascade.
Entre-temps, d'autres cohortes sont venues, de
tous côtés, et toutes se livrent aux jeux aériens,
se précipitent sur les arbres d'alentour, étapes
habituelles avant le coucher.
Le soleil vient de disparaître. Ils sont
maintenant des milliers, et la descente va
commencer. Régiment après régiment, les Etourneaux
évoluent encore, énorme draperie sombre qui se
roule et se déroule, puis soudain se déchire
au-dessus des roseaux où se déverse impétueusement
la multitude. D'autres vols, à toute vitesse,
débouchent derrière les cîmes des peupliers,
tombent et éclatent littéralement sur la
phragmitaie, dans un grondement d'ailes
prolongé.En une dizaine de minutes, les roseaux se
sont affaissés, chacun ployant sous le faix de
plusieurs oiseaux. La foule couvre la verdure d'un
voile noirâtre, et le tohu-bohu des babillards,
interrompu pendant la descente, reprend de plus
belle. On se bouscule, on se déplace ; un
remue-ménage indescriptible fermente dans la
gigantesque assemblée, si disciplinée tout à
l'heure. Chacun prononce son discours, pot-pourri
des sons les plus variés. Tandis que l'immense
rumeur s'élève dans la fraîcheur du crépuscule,
des troupes revenant de lointaines expéditions
passent en coup de vent et rallient le dortoir.
Au petit matin, dans la grisaille, la foule
s'éveille au sein des roseaux argentés de rosée :
un colloque général salue l'aube et se poursuit
jusqu'au moment où le soleil apparaît. Tout à coup
un silence absolu... puis le tonnerre de l'envol.
Un nuage sombre s'exhale du dortoir, composé de la
totalité des oiseaux, étreints à nouveau par la
discipline collective. Sans muser aux alentours,
les Etourneaux se disloquent en bataillons et
disparaissent aux quatres vents. Les premiers
rayons solaires n'éclairent plus qu'une étendue
bien délimitée de roseaux pliés et cassés,
souillés de déjections blanches ou violettes..."
Les Passereaux
d'Europe - Paul GEROUDET