Petit texte :
"Adamsberg se laissait descendre vers la
Seine, suivant le vol des mouettes qu'il voyait
tourner au loin. Le fleuve de Paris, si puant
soit-il certains jours, était son refuge flottant,
le lieu où il pouvait le mieux laisser filer ses
pensées. Il les libérait comme on lâche un vol
d'oiseaux, et elles s'éparpillaient dans le ciel,
jouaient en se laissant soulever par le vent,
inconscientes et écervelées. Si paradoxal que cela
paraisse, produire des pensées écervelées était
l'activité prioritaire d'Adamsberg. Et
particulièrement nécessaire quand trop d'éléments
obstruaient son esprit, s'entassant en paquets
compacts qui pétrifiaient son action. Il n'y avait
plus alors qu'à s'ouvrir la tête en deux et tout
laisser sortir en pagaille. Ce qui se produisait
sans effort à présent qu'il descendait les marches
qui le conduisaient sur la berge.
Dans cette échappée, il y avait toujours une
pensée plus coriace que les autres, telle la
mouette chargée de veiller à la bonne conduite du
groupe. Une sorte de pensée-chef, de pensée-flic,
qui s'évertuait à surveiller les autres, les
empêchant de passer les bornes du réel. Le
commissaire chercha dans le ciel quelle mouette
tenait aujourd'hui le rôle monomaniaque du
gendarme. Il la repéra rapidement, en train de
rabrouer une jeunette qui s'amusait à lutter vent
debout, oublieuse de ses responsabilités. Ensuite,
elle fonça vers une autre étourdie qui virevoltait
au ras de l'eau sale. Mouette-flic criant sans
discontinuer. Pour l'heure, sa pensée-flic,
également monomaniaque, passait en vol rapide dans
sa tête, en aller-retour continu, et piaillait Il y a bien un os dans le groin du porc, il
y a bien un os dans la verge du chat.
Ces connaissances nouvelles occupaient beaucoup
Adamsberg, en même temps qu'il rôdait le long du
fleuve, aujourd'hui d'un vert sombre et très
agité. Il ne devait pas y avoir beaucoup de gens
qui savaient qu'il y avait un os dans la verge du
chat. Et comment s'appelait cet os? Aucune idée.
Et quelle forme avait-il? Aucune idée. Peut-être
une forme étrange comme celle du groin de porc. Si
bien que ceux qui le découvraient devaient se
demander où placer cet inconnu dans le puzzle
gigantesque de la nature. Sur la tête d'un animal?
Peut-être l'avaient-ils sacralisé, comme la dent
du narval dressée sur le front de la licorne.
Celui qui l'avait extrait de Narcisse était sans
doute un spécialiste, peut-être en faisait-il
collection, comme d'autres de coquillages? Et pour
quoi faire? Et pourquoi ramasse-t-on les
coquillages? Pour leur beauté? Pour leur rareté?
Comme porte-bonheur? Selon la leçon qu'Adamsberg
avait enseignée à son fils, il sortit son portable
et appela Danglard.
-Capitaine, à quoi ressemble un os de verge de
chat? Est-ce harmonieux? Est-ce beau?
-Pas particulièrement. C'est seulement bizarre,
comme tous les os péniens.
Tous les os péniens? se répéta Adamsberg,
déconcerté à l'idée que l'anatomie des hommes lui
ait elle aussi échappé. Adamsberg entendait
Danglard taper sur son clavier, rédigeant
probablement le procès-verbal de l'expédition
d'Opportune, ce n'était pas le moment de le
déranger.
-Bon sang, dit Danglard, on ne va pas parler de ce
foutu chat toute la vie, si? Même s'il s'appelait
Narcisse?
-Quelques minutes encore. Ce truc m'énerve.
-Eh bien cela n'énerve pas les chats. Et même,
cela leur facilite la vie.
-Ce n'est pas ma question. Pourquoi dites-vous
"tous les os péniens*"?
Résigné Danglard se détacha de son écran. Il
entendait crier les mouettes dans le téléphone, il
devinait donc parfaitement où traînait le
commissaire, et dans quel état il était, plus
venteux que l'air sur le fleuve..."
Fred VARGAS - Dans les bois
éternels
*les "os péniens" (ou baculum) existent chez
les carnivores (ours, chats) mais aussi chez
d'autres espèces telles que le Morse...