Petit texte :
"Terres
d'oubli
A
mesure que nous nous enfoncions dans la montagne, le paysage devenait
sombre et oppressant. L'aspect lugubre de certains défilés
nous glaçaient le coeur ; même les chevaux dressaient
l'oreille, alarmés par une présence invisible mais aussi
forte que celle des blocs de pierre nue.
Le sentier que nous suivions bordait parfois l'abîme et lorsque
s'offrait à nos yeux la vision d'un torrent impétueux,
serpentant au fond du précipice, nous nous arrêtions
un instant, plaqués contre la paroi rocheuse qui semblait vouloir
nous pousser dans le vide. Alors nous n'étions pas grand-chose
; légèrement dressés sur les étriers,
nous nous agrippions fermement aux rênes et le cheval reprenait
d'un pas assuré sa marche sur le sol caillouteux.
Parvenus à un coude, où s'élargissait le flanc
de la montagne, nous aperçûmes pour la dernière
fois la mer. Et ce fut comme si nous abandonnions un bien précieux
que nous ne retrouverions jamais plus.
Nous comprenions maintenant cette sourde inquiétude qui s'emparait
de nous dans ce sinistre paysage. La mer, possessive et violente lorsqu'on
navigue sur ses eaux, nous apparaissait de si loin comme une irremplaçable
compagne, une immense étendue paisible, dans la vue rassurait,
éveillant un indéfinissable sentiment d'espérance.
Il est des paysages, comme des instants de notre existence, qui restent
à jamais gravés dans la mémoire ; ils s'imposent
à nous avec une intensité bouleversante. Cet ultime
regard que nous jetâmes vers la mer fut l'un de ces instants
et nous tournâmes une dernière fois la tête afin
d'emporter un peu de cette espérance avant de poursuivre notre
voyage.
Le chemin, parallèle au rio Baker, fut soudain interrompu par
un ravin à pic, au pied duquel s'étendait, sous mes
yeux étonnés, une vallée grandiose, dont les
herbages divisés par la vent faisaient songer au fin pelage
d'une loutre sillonné par le souffle du fourreur. C'était
une vaste brèche creusée en plein coeur de la montagne
par un glacier millénaire, aujourd'hui disparu, et que les
boues limoneuses avaient rendue fertile.
Nous dûmes changer de direction et prendre vers le sud à
la recherche d'un passage qui nous permettrait de descendre. Ce n'est
qu'au bout de plusieurs heures de marche que l'abrupte cordillière
commença de s'incliner et que nous aperçûmes le
fond de la vallée qui se perdait au loin dans la montagne.
Un ciel sans lumière nous laissait à peine distinguer
deux choses qui éveillèrent ma curiosité : le
bout de la vallée donnait naissance à une muraille de
glace adossée à la montagne et semblant la soutenir
; et en bas, à nos pieds, près d'un bosquet de chênes
nains, au sommet du premier promontoire qui descendait dans la vallée,
on apercevait une baraque rongée par la rouille, petite et
sombre, insolite, comme jetée là, dans cette crevasse
oubliée de la terre.
Au bout d'une longue descente nous pûmes enfin fouler cette
plaine dans les hautes herbes frôlaient nos étriers.
Il émanait de ce lieu, que j'avais imaginé du sommet
comme une oasis de repos, une solitude poignante. L'herbe poussait
en abondance, drue comme un champ cultivé ; mais nul oiseau,
animal ou insecte ne brisait le silence que hantait de temps à
autre le sifflement du vent..."
Francisco
COLOANE - Tierra del Fuego