Petit texte :
"Cependant
la morte transparaissait sous la trame fine comme sous une gaze, et
à travers les réseaux brillaient vaguement quelques
dorures.
Le dernier obstacle enlevé, la jeune femme se dessina dans
la chaste nudité de ses belles formes, gardant, malgré
tant de siècles écoulés, toute la rondeur de
ses contours, toute la grâce souple de ses lignes pures. Sa
pose, peu fréquente chez les momies, était celle de
la Vénus de Médicis, comme si les embaumeurs eussent
voulu ôter à ce corps charmant la triste attitude de
la mort, et adoucir pour lui l'inflexible rigidité du cadavre.
L'une de ses mains voilait à demi sa gorge virginale, l'autre
cachait des beautés mystérieuses, comme si la pudeur
de la morte n'eût pas été rassurée suffisamment
par les ombres protectrices du sépulcre.
Un cri d'admiration jaillit en même temps des lèvres
de Rumphius et d'Evandale à la vue de cette merveille.
Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un galbe plus élégant
; les caractères particuliers de l'idéal égyptien
donnaient même à ce beau corps si miraculeusement conservé
une sveltesse et une légèreté que n'ont pas les
marbres antiques. L'exiguïté des mains fuselées,
la distinction des pieds étroits, aux doigts terminés
par des ongles brillants comme l'agate, la finesse de la taille, la
coupe du sein, petit et retroussé comme la pointe d'un tatbebs
sous la feuille d'or qui l'enveloppait, le contour peu sorti de la
hanche, la rondeur de la cuisse, la jambe un peu longue aux malléoles
délicatement modelées rappelaient la grâce élancée
des musiciennes et des danseuses représentées sur les
fresques figurant des repas funèbres, dans les hypogées
de Thèbes. C'était cette forme d'une gracilité
encore enfantine et possédant déjà toutes les
perfections de la femme que l'art égyptien exprime avec une
suavité si tendre, soit qu'il peigne les murs des syringes
d'un pinceau rapide, soit qu'il fouille patiemment le basalte rebelle.
Ordinairement, les momies pénétrées de bitume
et de natrum ressemblent à de noirs simulacres taillés
dans l'ébène ; la dissolution ne peut les attaquer,
mais les apparences de la vie leur manquent. Les cadavres ne sont
pas retournés à la poussière d'où ils
étaient sortis ; mais ils se sont pétrifiés sous
une forme hideuse qu'on ne saurait regarder sans dégoût
ou sans effroi. Ici le corps, préparé soigneusement
par des procédés plus sûrs, plus longs et plus
coûteux, avait conservé l'élasticité de
la chair, le grain de l'épiderme et presque la coloration naturelle
; la peau, d'un brun clair, avait la nuance blonde d'un bronze florentin
neuf ; et ce ton ambré et chaud qu'on admire dans les peintures
de Giorgione ou du Titien, enfumées de vernis, ne devait pas
différer beaucoup du teint de la jeune Égyptienne en
son vivant.
La tête semblait endormie plutôt que morte ; les paupières,
encore frangées de leurs longs cils, faisaient briller entre
leurs lignes d'antimoine des yeux d'émail lustrés des
humides lueurs de la vie ; on eût dit qu'elles allaient secouer
comme un rêve léger leur sommeil de trente siècles.
Le nez, mince et fin, conservait ses pures arêtes ; aucune dépression
ne déformait les joues, arrondies comme le flanc d'un vase
; la bouche, colorée d'une faible rougeur, avait gardé
ses plis imperceptibles, et sur les lèvres voluptueusement
modelées, voltigeait un mélancolique et mystérieux
sourire plein de douceur, de tristesse et de charme : ce sourire tendre
et résigné qui plisse d'une si délicieuse moue
les bouches des têtes adorables surmontant les vases canopes
au Musée du Louvre.
Autour du front uni et bas, comme l'exigent les lois de la beauté
antique, se massaient des cheveux d'un noir de jais, divisés
et nattés en une multitude de fines cordelettes qui retombaient
sur chaque épaule. Vingt épingles d'or, piquées
parmi ces tresses comme des fleurs dans une coiffure de bal, étoilaient
de points brillants cette épaisse et sombre chevelure qu'on
eût pu croire factice tant elle était abondante. Deux
grandes boucles d'oreilles, arrondies en disques comme de petits boucliers,
faisaient frissonner leur lumière jaune à côté
de ses joues brunes. Un collier magnifique, composé de trois
rangs de divinités et d'amulettes en or et en pierres fines,
entourait le col de la coquette momie, et plus bas, sur sa poitrine,
descendaient deux autres colliers, dont les perles et les rosettes
en or, lapis-lazuli et cornaline formaient des alternances symétriques
du goût le plus exquis.
Une ceinture à peu près du même dessin enserrait
sa taille svelte d'un cercle d'or et de pierres de couleur.
Un bracelet à double rang en perles d'or et de cornaline entourait
son poignet gauche, et à l'index de la main, du même
côté, scintillait un tout petit scarabée en émaux
cloisonnés d'or, formant chaton de bague, et maintenu par un
fil d'or précieusement natté.
Quelle sensation étrange ! se trouver en face d'un être
humain qui vivait aux époques où l'Histoire bégayait
à peine, recueillant les contes de la tradition, en face d'une
beauté contemporaine de Moïse et conservant encore les
formes exquises de la jeunesse ; toucher cette petite main douce et
imprégnée de parfums qu'avait peut-être baisée
un Pharaon ; effleurer ces cheveux plus durables que des empires,
plus solides que des monuments de granit.
A l'aspect de la belle morte, le jeune lord éprouva ce désir
rétrospectif qu'inspire souvent la vue d'un marbre ou d'un
tableau représentant une femme du temps passé, célèbre
par ses charmes ; il lui sembla qu'il aurait aimé, s'il eût
vécu trois mille cinq cents ans plus tôt, cette beauté
que le néant n'avait pas voulu détruire, et sa pensée
sympathique arriva peut-être à l'âme inquiète
qui errait autour de sa dépouille profanée.
Beaucoup moins poétique que le jeune lord, le docte Rumphius
procédait à l'inventaire des bijoux, sans toutefois
les détacher, car Evandale avait désiré qu'on
n'enlevât pas à la momie cette frêle et dernière
consolation ; ôter ses bijoux à une femme même
morte, c'est la tuer une seconde fois !..."
Théophile
GAUTIER - Le Roman de la Momie