Petit texte :
"L’égout,
dans l’ancien Paris, est le rendez-vous de tous les épuisements
et de tous les essais. L’économie politique y voit un
détritus, la philosophie sociale y voit un résidu.
L’égout,
c’est la conscience de la ville. Tout y converge, et s’y
confronte. Dans ce lieu livide, il y a des ténèbres,
mais il n’y a plus de secrets. Chaque chose a sa forme vraie,
ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a cela
pour lui qu’il n’est pas menteur. La naïveté
s’est réfugiée là. Le masque de Basile
s’y trouve, mais on en voit le carton, et les ficelles, et le
dedans comme le dehors, et il est accentué d’une boue
honnête. Le faux nez de Scapin l’avoisine. Toutes les
malpropretés de la civilisation, une fois hors de service,
tombent dans cette fosse de vérité où aboutit
l’immense glissement social. Elles s’y engloutissent,
mais elles s’y étalent. Ce pêle-mêle est
une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage
possible, l’ordure ôte sa chemise, dénudation absolue,
déroute des illusions et des mirages, plus rien que ce qui
est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Réalité
et disparition. Là, un cul de bouteille avoue l’ivrognerie,
une anse de panier raconte la domesticité ; là, le trognon
de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon
de pomme ; l’effigie du gros sou se vert-de-grise franchement,
le crachat de Caïphe rencontre le vomissement de Falstaff, le
louis d’or qui sort du tripot heurte le clou où pend
le bout de corde du suicide, un fœtus livide roule enveloppé
dans des paillettes qui ont dansé le mardi gras dernier à
l’Opéra, une toque qui a jugé les hommes se vautre
près d’une pourriture qui a été la jupe
de Margoton ; c’est plus que de la fraternité, c’est
du tutoiement. Tout ce qui se fardait se barbouille. Le dernier voile
est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout..."
[...]
"Quelquefois,
l’égout de Paris se mêlait de déborder,
comme si ce Nil méconnu était subitement pris de colère.
Il y avait, chose infâme, des inondations d’égout.
Par moments, cet estomac de la civilisation digérait mal, le
cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris avait l’arrière-goût
de sa fange. Ces ressemblances de l’égout avec le remords
avaient du bon ; c’étaient des avertissements ; fort
mal pris du reste ; la ville s’indignait que sa boue eût
tant d’audace, et n’admettait pas que l’ordure revînt.
Chassez-la mieux..."
[...]
"...Un
jour, en 1805, dans une de ces rares apparitions que l’empereur
faisait à Paris, le ministre de l’intérieur, un
Decrès ou un Crétet quelconque, vint au petit lever
du maître. On entendait dans le Carrousel le traînement
des sabres de tous ces soldats extraordinaires de la grande république
et du grand empire ; il y avait encombrement de héros à
la porte de Napoléon ; hommes du Rhin, de l’Escaut, de
l’Adige et du Nil ; compagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau,
de Hoche, de Kléber ; aérostiers de Fleurus, grenadiers
de Mayence, pontonniers de Gênes, hussards que les Pyramides
avaient regardés, artilleurs qu’avait éclaboussés
le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient pris d’assaut la
flotte à l’ancre dans le Zuyderzée ; les uns avaient
suivi Bonaparte sur le pont de Lodi, les autres avaient accompagné
Murat dans la tranchée de Mantoue, les autres avaient devancé
Lannes dans le chemin creux de Montebello. Toute l’armée
d’alors était là, dans la cour des Tuileries,
représentée par une escouade ou par un peloton, et gardant
Napoléon au repos ; et c’était l’époque
splendide où la grande armée avait derrière elle
Marengo et devant elle Austerlitz. — Sire, dit le ministre de
l’intérieur à Napoléon, j’ai vu hier
l’homme le plus intrépide de votre empire. — Qu’est-ce
que cet homme ? dit brusquement l’empereur, et qu’est-ce
qu’il a fait ? — Il veut faire une chose, sire. —
Laquelle ? — Visiter les égouts de Paris.
Cet
homme existait et se nommait Bruneseau.
Chapitre IV : Détails ignorés
La
visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable ; une bataille nocturne
contre la peste et l’asphyxie. Ce fut en même temps un
voyage de découvertes. Un des survivants de cette exploration,
ouvrier intelligent, très jeune alors, en racontait encore
il y a quelques années les curieux détails que Bruneseau
crut devoir omettre dans son rapport au préfet de police, comme
indignes du style administratif. Les procédés désinfectants
étaient à cette époque très rudimentaires.
À peine Bruneseau eut-il franchi les premières articulations
du réseau souterrain, que huit des travailleurs sur vingt refusèrent
d’aller plus loin. L’opération
était compliquée ; la visite entraînait le curage
; il fallait donc curer, et en même temps arpenter : noter les
entrées d’eau, compter les grilles et les bouches, détailler
les branchements, indiquer les courants à points de partage,
reconnaître les circonscriptions respectives des divers bassins,
sonder les petits égouts greffés sur l’égout
principal, mesurer la hauteur sous clef de chaque couloir, et la largeur,
tant à la naissance des voûtes qu’à fleur
du radier, enfin déterminer les ordonnées du nivellement
au droit de chaque entrée d’eau, soit du radier de l’égout,
soit du sol de la rue. On avançait péniblement. Il n’était
pas rare que les échelles de descente plongeassent dans trois
pieds de vase.
Les lanternes agonisaient dans les miasmes. De temps en temps on emportait
un égoutier évanoui. À de certains endroits,
précipice. Le sol s’était effondré, le
dallage avait croulé, l’égout s’était
changé en puits perdu ; on ne trouvait plus le solide ; un
homme disparut brusquement ; on eut grand’peine à le
retirer. Par le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance,
dans les endroits suffisamment assainis, de grandes cages pleines
d’étoupe imbibée de résine. La muraille,
par places, était couverte de fongus difformes, et l’on
eût dit des tumeurs, la pierre elle-même semblait malade
dans ce milieu irrespirable."
[...]
"La
visite totale de la voirie immonditielle souterraine de Paris dura
sept ans, de 1805 à 1812. Tout en cheminant, Bruneseau désignait,
dirigeait et mettait à fin des travaux considérables
; en 1808, il abaissait le radier du Ponceau, et, créant partout
des lignes nouvelles, il poussait l’égout, en 1809, sous
la rue Saint-Denis jusqu’à la fontaine des Innocents
; en 1810, sous la rue Froidmanteau et sous la Salpêtrière,
en 1811, sous la rue Neuve-des-Petits-Pères, sous la rue du
Mail, sous la rue de l’Écharpe, sous la place Royale,
en 1812, sous la rue de la Paix et sous la chaussée d’Antin.
En même temps, il faisait désinfecter et assainir tout
le réseau. Dès la deuxième année, Bruneseau
s’était adjoint son gendre Nargaud.
C’est
ainsi qu’au commencement de ce siècle la vieille société
cura son double-fond et fit la toilette de son égout. Ce fut
toujours cela de nettoyé.
Tortueux,
crevassé, dépavé, craquelé, coupé
de fondrières, cahoté par des coudes bizarres, montant
et descendant sans logique, fétide, sauvage, farouche, submergé
d’obscurité, avec des cicatrices sur ses dalles et des
balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu rétrospectivement,
l’antique égout de Paris. Ramifications en tous sens,
croisements de tranchées, branchements, pattes d’oie,
étoiles comme dans les sapes, cæcums, culs-de-sac, voûtes
salpêtrées, puisards infects, suintements dartreux sur
les parois, gouttes tombant des plafonds, ténèbres ;
rien n’égalait l’horreur de cette vieille crypte
exutoire, appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé
de rues, taupinière titanique où l’esprit croit
voir rôder à travers l’ombre, dans de l’ordure
qui a été de la splendeur, cette énorme taupe
aveugle, le passé.
Ceci,
nous le répétons, c’était l’égout
d’autrefois..."
Victor HUGO - Les Misérables (1862)
Ce
texte décrit, en partie, mon travail à l'intérieur
du réseau d'égouts (dans le début du chapître
IV, en bleu)... Bien entendu, Victor
Hugo a un peu romancé sa description. Et les égouts
de Pontarlier ne sont pas ceux de Paris !