"Un seul ruisseau jasait encore dans la
nuit, jasait avec insouciance dans les parois.
Plus bas, lancé sur le toboggan des plaques lisses
comme verre, il dégringolait en glougloutant dans
les antres béants du glacier.
Alors le gel mordit plus dur. Il proliférait
sournoisement à ras de roche, poussant des
tentacules rigides, bloquant une à une les
coulées. Bientôt, il n'y eut plus qu'une dague de
cristal s'allongeant démesurément vers les fonds.
Cela même enfin cessa de vivre.
Vint le silence. Pas un de ces silences terrestres
où chuchote encore la vie, mais quelque chose de
total et d'implacable qui ne la laissait même plus
concevoir : le silence de la parfaite nuit. Sans
fissure, sans poids, sans espoir, une fin en soi.
Un silence d'éther, d'avant le Premier Jour, à
crier d'angoisse. L'architecture d'un monde où
l'espace et le temps ne sont plus que des mots
dérisoires évanouis dans l'implacable néant.
Ainsi, quelques instants sans mesure, les cimes
baignèrent dans l'intégral et pur silence,
connurent une inconcevable tension de vie
minérale, un paroxysme d'immobilité mortelle...
Puis, brusquement, tout croula.
Un pierre tombait dans un couloir lointain avec
des efforts de bête en travail, arrachant aux
murailles de fantastiques chevelures d'étincelles.
Un dernier bond l'envoya cent mètres au-dessous
choquer lourdement la glace raboteuse. Une nuée de
poix levait dans les abrupts, traversée de
grondements furieux qui s'éteignirent en longues
vibrations de l'air glacé, sonore comme une
cloche.
La nuit remua.
Ce fut d'abord imperceptible, comme un décalage
léger des masses, une plus vertigineuse profondeur
de l'abîme, une noirceur accrue des ombres...
Soudain, les choses parurent s'animer, tressaillir
d'une vague intuition... Ne plus être, le temps
d'une seconde, un bloc impénétrable et mat.
La nuit revint, plus fort que jamais.
De nouveau un souffle invisible parcourut
l'espace, une large vague d'ondes toujours plus
pressées, toujours plus hardies. C'était comme le
courant puissant d'un fleuve gonflant sa banquise,
comme un levain dans la pâte amorphe des ténèbres.
La nuit luttait.
Et, tout à coup, il y eut une taie grise sur la
nuit, une tache indécise sur le front de la nuit,
un déchirure mince qui s'étirait vers l'orient,
déchiquetait la nuit, séparait le monde en deux
comme un fruit.
Non, pas encore de la vraie lumière, plutôt un
fléchissement de l'ombre, le pâle et lointain
reflet d'un reflet couleur de cendre, sans vertus
et sans joie. Mais chaque seconde taillait comme
l'acide dans le métal frémissant de la nuit,
ciselait nerveusement une crête, dévoilait un plan
inattendu... A la fin, il y eut des montagnes, il
y eut un ciel.
Des troupeaux d'étoiles fuyaient devant
l'épanouissement lent du météore, sa marée
phosphorescente et musicale. C'était une éclosion
d'accords s'effaçant tour à tour et refleurissant
; les ondulations marines et pures d'une harpe de
lumière. Infiniment hautes, les aiguilles
flottaient dans des gouffres d'azur, cires
fragiles, peu à peu modelées, plus précises, plus
réelles, projetant vers la terre des faisceaux de
ravins et d'arêtes, un labyrinthe incolore et
figé. Les glaciers à leur tour bombèrent dans
l'ombre des carapaces reluisantes, déroulèrent
anneaux sur anneaux vers la vallée profonde et
bleue. Un court instant, la chanson d'un torrent
trembla, puis s'évanouit.
Alors des risées coururent sur les lacs
frissonnants du ciel où s'allumèrent brusquement
des fantasmagories. Dans les profondeurs de jade
glissèrent de brillants nuages d'or et de feu,
pareils aux merveilleux poissons des îles. Leurs
bandes dérivaient toujours plus à l'ouest, vers
les grands fonds nocturnes. Le vent de l'aube,
rapide et glacial, aiguisa le fil des hautes
arêtes, détachant au vol des éclats vitrifiés qui
dégringolaient en tintinnabulant. Puis il plongea
dans l'à-pic, fila deux mille mètres plus bas, à
la surface vernissée du glacier, siffla doucement
dans les pierres où nichaient les fleurettes
engourdies.
Des nuées s'étiraient aux flancs des monts,
dénouaient de confuses amarres. Elles se
détachèrent des rives, commencèrent de nager sans
hâte dans le vaste aquarium des vallées, tandis
qu'au firmament s'ouvraient, en un crescendo
irrésistible des violons et des cuivres, les
portes royales du jour.
Soudain, coup de cymbales frappé au plus haut
point mélodique, un flèche incandescente jaillit
de l'horizon sonore. Touchée, une cime grésilla,
s'enflamma d'un coup comme une torche. Des coulées
d'or rutilant crevèrent les ombres, tendirent en
plein zénith l'arc resplendissant des neiges. Par
myriades, les pierreries du gel scintillèrent.
C'était le début de tout, la première, la pure,
l'enthousiasmante aurore du monde. Hier n'avait
jamais été. Les pourpres fragiles des
métamorphoses colorèrent les granits. Des flots de
rayons dépassèrent l'écran des contreforts,
balayèrent l'océan violet des cimes. Un, deux,
trois pics jaillirent du fourreau de l'ombre. Des
lacs épars luirent comme des écus d'argent dans le
velours sombre des alpages.
Tout au long des parois, le manteau lourd de
l'ombre s'effondrait. Elle fuyait rapidement sur
le glacis des dalles, se coulait dans les
fissures, lançait des filets opaques à
l'embouchure des couloirs. Là-haut, sur les
crêtes, la neige mollit, commença à suinter
discrètement au contact des roches tièdes. Des
ruisselets tracèrent un chemin fantasque sur la
peau des pierres, se distillèrent goutte à goutte
à la pointe des stalactites.
Enfin, le soleil atteignit la base des
parois, dévala rapidement les derniers mètres
verglacés, franchit d'un bond la rimaye, dont au
passage il alluma les chandelles, et dare-dare
s'en vint buter contre le nez d'Alain..."
SAMIVEL - L'Amateur d'Abimes