"Un jour, beaucoup plus tard, c'était la
veille de l'Assomption, le maître d'oeuvre était
derrière Jehan, occupé à jouer du compas et à
tracer des lignes entrecroisées sur le
terre-plein. Jehan le Tonnerre, sans en avoir
l'air le regardait par-dessus son épaule et il
l'écoutait donner des instructions aux Compagnons
Tailleurs de pierre, Enfants de Maître Jacques.
Le Maître, tout à coup, s'adressa à Jehan :
- O mon lapin, laisse tomber ton bédane et viens
un peu me tendre la corde !
La corde était cette corde magique qui vous
partageait l'espace en trois, en quatre, en cinq,
en six et en sept, pourvu que vous sachiez
convenablement en distribuer les douze
intervalles. Jamais Jehan le Tonnerre n'avait osé
toucher cette corde magique. Il se contentait de
la regarder, sans trop s'en approcher tant elle
lui en imposait. Pourtant les Compagnons en
faisaient un usage constant.
Le maître d'oeuvre montrait donc à ses initiés la
façon dont il entendait qu'ils organisassent la
taille de leurs pierres. Il manipulait aussi
l'équerre, la règle et le compas, ses seules
armes, et il était clair qu'il commençait là le
tracé, au sol et à plat, à grandeur réelle, de
chacune des pierres des arcs formerets, ce qui ne
pourrait probablement plus être compris
aujourd'hui que par les très rares esprits qui
auraient, par chance, échappé à la dictature de la
mathématique et fui l'ahurissante facilité de
l'ordinateur.
Les Enfants de Maître Jacques, les tailleurs de
pierre, étaient là, autour de lui, raisonnant,
questionnant, donnant leur avis, puis regagnant
chacun sa broche, son burin et sa mailloche.
Jehan se trouva donc tout à coup seul avec le
maître d'oeuvre. La question qui lui brûlait la
langue depuis tantôt un an, il la posa, tout
étonné de son audace :
- Ainsi donc, cette bâtisse sera en pierre ?
- Et en quoi voudrais tu qu'elle soit ?
- En bois ! Je ne voyais que du bois partout et
les frères charpentiers semblaient tout diriger.
Et même ils étaient les rois du chantier !
Le maître fit une moue :
- Pourtant, la pierre que l'on descend à plein
chariots des carrières d'en haut, à quoi
servirait-elle ? Dit-il.
- Justement, je me demandais ce qu'on allait bien
en faire, sinon pierrer un fameux chemin !
Le maître eut un petit rire, puis :
- Non, lapin, tout sera en pierre ! C'est
indispensable. Ce sera un navire de pierre. De la
pierre sous tension ! Lapin ! Et c'est pour ça que
tes frères charpentiers ont construit ce navire en
bois, pour permettre la construction de la voûte !
- La voûte ?
- Le plafond en pierre : à partir de ce niveau (il
montrait l'emplacement des chapiteaux), les murs
vont se rapprocher l'un de l'autre et se
rassembler là-haut, au pinacle.
- Mais comment ça tiendra ? Nos bois, passe
encore, on les cheville, mais la pierre ?
- Toute la question es là, lapin, et c'est
pourquoi nous sommes là : ça tiendra par le jeu
combiné de la pesanteur et de la forme des
pierres... l'équilibre parfait entre les deux
poussées. C'est à nous de calculer ça... c'est une
très vieille science !
- Diable ! Mais pourquoi tant compliquer les
affaires ? Pourquoi ne met-on pas tout simplement
des poutres partant d'un mur sur l'autre et des
chevrons en travers des poutres, pour faire tout
simplement un plafond plat, comme dans nos maison
?
- Voilà une question importante !
- D'abord ce serait moins lourd ! Insista le
lapin. Voyez un peu le tintouin que ça va vous
donner de monter toutes ces pierres là-haut, de
les tailler et les empiler tout de biais, pour que
les murs se rejoignent, en équilibre. C'est de la
folie !
- Justement, coupa le Maître : il faut que ce soit
très lourd, comme tu dis.
- Pourquoi ? Dis Jehan.
- Il faut le poids. Il faut les deux poussées. Il
faut que la pierre soit tendue comme une corde de
luth...
- Mais pourquoi faut-il ?...
- ... Le poids, les poussées et la forme, aussi !
- La forme ?
- Oui, cette forme incurvée de la voûte de pierre
qui doit réverbérer sur les hommes...
Le maître coupa court, pressé qu'il était :
- Je te dirai ça un autre jour, le travail
commande...
Jehan posa la même question à un Compagnon qui
avait l'air bon et sérieux. Celui-là hésita et, en
riant :
- Demande donc tout ça à ton Prophète. C'est bien
le diable s'il n'a pas à mettre son grain de sel
là-dedans !
De toute évidence la question le dépassait. Il
savait qu'il fallait une voûte, il savait calculer
et tailler la forme des pierres et la façon de les
poser et c'était tout. Mais cela il le savait
bien, ainsi que tous ses Compagnons, les Enfants
de Maîtres Jacques, ceux qui signaient de la
feuille de chêne..."
Henri VINCENOT - Les étoiles de
Compostelle