"Ce soir-là, fatigué par sa course, le
soleil se couchait tôt sur le tranquille alpage où
les fleurs rivalisaient de formes et de couleurs.
Les chalets accrochés aux pentes du mont d'Or
commençaient aussi à somnoler ; dans leur mosaïque
de forêts ; la boissaude, la Grande et la Petite
Echelle se maquillaient d'ombres tardives.
Au fond de la vallée, le lac de Joux lissait son
miroir, avant de s'assoupir sous sa couette de
nuages légers. Avant de redescendre à la ferme
avec les bêtes pour la traite du soir, Ti-Jean,
blotti contre le tronc de Bonhomme-Forêt, appela
le génie de l'arbre. Après un long silence, une
voix colère chuchota :
- Parle moins fort et regarde autour de toi avant
de m'appeler, nom d'un noeud sec ! Es-tu seul ?
- Je ne vois personne dans les parages, murmura
Ti-Jean.
- Si tu veux que je sorte de mon écorce quand tu
m'appelles, tu dois utiliser la formule magique,
répondit l'esprit de l'arbre. Je ne te l'ai pas
apprise l'autre jour ?
Répète après moi : « Génie de l'arbre, sors
de ton bois ! »
- Génie de l'arbre, sors de ton bois ! Articula
gravement Ti-Jean.
A cette invitation, l'esprit de Bonhomme-Forêt se
faufila hors de son écorce.
- Bonsoir, garçon, heureux de te retrouver !
- Bonsoir, Bonhomme-Forêt ! Cela ne vous fait pas
mal, de sortir ainsi de votre bois sans ouvrir de
porte ? S'inquiéta Ti-Jean.
- Non, question d'habitude ! Même si j'ai des
douleurs à l'écorce du côté nord, là ou la mousse
protège pourtant mon tronc, mais à force de rester
debout sur le même pied, à mon âge, on fatique,
répondit le vieil arbre en lissant ses lichens
ébouriffés. Et souviens-t'en, désormais je
n'apparaîtrai que si tu prononces la formule
magique. Que veux-tu ?
- Ce soir, j'avais envie de vous confier un
secret, ou plus exactement un voeu : je voudrais
être un oiseau, pour survoler les monts du Jura.
- Tu as deviné que les génies des arbres ont des
pouvoirs fabuleux, qu'ils peuvent donner une forme
nouvelle à chaque élément naturel ? Si tu
souhaites aussi être un écureuil, tu pourras
grimper dans mes branches, mais si tu trahis notre
secret, je te changerai en fourmi, rappela
Bonhomme-Forêt.
- C'est vrai, vous pourriez me changer en oiseau ?
En milan royal, cela me plairait ; à condition que
je ne vole pas trop longtemps, car je dois bientôt
rentrer !
- Un peu de patience, chaque chose en son temps.
Je dois retrouver la formule magique ! Ah, c'est
cela : « Virem voltam volute ! »
Et Ti-jean se transforma en oiseau majestueux qui
prit aussitôt son envol.
Ses grandes ailes étroites et coudées le
soutenaient, sa large queue échancrée le
dirigeait. Après quelques maladresses et des
loopings hasardeux, il maîtrisa sa nouvelle
apparence.
- C'est génial ! Je vole, je plane, je virevolte !
Il jouait avec les brins de vents qui venaient le
chahuter, dérivait d'un crêt à l'autre en glissant
sur les rayons d'un soleil affaibli. C'était
fabuleux. Du regard, il dépliait les combes et les
crêts, le Jura s'aplatissait sous ses ailes.
Apeurés, les campagnols fuyaient dans leur refuge.
Ti-Jean n'avait pas l'intention de les tuer, mais
sa silhouette de rapace les inquiétait, comme les
autres habitants de l'alpage.
Alors qu'il planait au-dessus de la forêt, il vit
une martegrimper sur l'épicéa où logeait, dans une
hotte en branchettes, la petite famille de
sciurus, l'écureuil. Ayant aperçu le prédateur, un
des petits de la nichée donna l'alerte et s'enfuit
par une des deux sorties de la maison. Il se
réfugia sur une branche souple où la marte ne
pourrait pas l'atteindre. Ses autres frères et
soeurs, serrés en pelote, étaient terrorisés. La
croqueuse, sa bavette jaunâtre déjà nouée sur la
poitrine, flairait son souper. Choupette, la
courageuse épouse de Sciurus, les griffes
enfoncées dans l'écorce du tronc, soufflait en
faisant grand bruit pour éloigner le prédateur,
lorsque Ti-Jean plongea sur la marte et lui donna
un coup de ses griffes acérées. Affolée d'être
chassée à son tour, la marte sauta agilement sur
les branches d'un arbre voisin et disparut.
Urogallus, le grand tétras qui promenait ses rares
petits en glanant quelques myrtilles, les emmena
discrètement loin du champ de bataille ; ils
pouvaient, eux aussi, être un diner de choix.
Une fois dans la combe, après avoir parcouru
quelques mètres en courant dans le sens de la
pente, la compagnie s'envola aisément. La belle
saison avait été riche en fraises des bois et en
framboises, les corps grassouillets et bien
emplumés avaient besoin d'élan pour décoller.
Urogallus préférait parcourir son domaine en
marchant, c'était moins fatigant.
Ti-Jean continuait à survoler les combes et les
monts, devinait la douce gélinotte cachée dans les
sorbiers, regardait les monts Tendres s'embraser
dans le crépuscule. La vallée s'ourlait de
chapelets de brume qui s'étiraient de sapins en
murgers ; la Boissaude et la Grande Echelle
s'enveloppaient de mystère. Sortant du couvert des
noisetiers, les lièvres quittaient leur gîte pour
souper d'un champignon ou d'une herbe drue, signe
que l'année vieillissait. Un couple de grands
corbeaux, installé sur une branche pour la nuit,
rappelait ses petits. Le silence du soir
s'imposait peu à peu. Le dernier clin d'oeil du
soleil souligna le décor, précisant chaque
contour.
La lumière se noyait dans le manteau de
la nuit lorsque Ti-Jean aperçut son père devant
l'étable de la ferme. Les poings sur les hanches,
il regardait la montagne l'air furieux. D'un
battement d'ailes, Ti-Jean le milan descendit
l'écouter.
- Que fait ce garnement ? Il rêve encore contre
son arbre ? Les vaches devraient déjà être
rentrées ! Bougonnait-il.
Il était grand temps de rejoindre Bonhomme-Forêt.
En quelques coups d'ailes rapides, le milan
atterrit sans difficulté près de l'arbre qui
prononça une autre formule magique :
« Volute, voltam, virem, acaba ! »
Et Ti-Jean retrouva forme humaine.
- Alors, satisfait de ton aventure, jeune berger ?
Très ému, Ti-Jean se blottit contre le grand
manteau de velours.
- Oh, oui, merci ! J'aimerais revenir demain, pour
découvrir encore la vie cachée des animaux des
monts et des forêts !
Entendu, répondit Bonhomme-Forêt ; dans quelques
jours, c'est la Saint Jean, je te transformerai en
iouton, puisque c'est le nom que vous donnez ici
aux diablotins, aux elfes et aux lutins !
- Et n'oublie pas ta promesse, garde bien notre
secret.
Les vaches s'étaient déjà rassemblées ; Brunette,
la plus vieille laitière, vint prévenir Ti-Jean
que leur lait ne pouvait plus attendre, qu'il
fallait vite les traire.
Ti-Jean écoutait les arbres bâiller, le long du
sentier ; Pectinata, le sapin, lui souhaita le
bonsoir ; Sorbus, le sorbier ami des oiseaux,
grommelait dans son coin que Fagus, le hêtre, lui
cachait les derniers rayons du soleil ; puis il
vit sautiller vers lui Sciurus, une noisette dans
les mains :
- Choupette et moi voulons te remercier d'avoir
éloigner la marte. Je ne t'avais pas reconnu,
quand tu jouais au milan. Tu m'as fait très peur.
Il ne faut pas voler si près de notre arbre ; j'en
ai lâché toutes les provisions de noisettes que je
tenais, sauf celle-ci. Apodemus, le mulot a été
bien content de grignoter celles qui sont tombées
au sol.
- Je suis désolé, Sciurus. Mais tes petits sont
sauvés, n'est-ce-pas le plus important ?
Assurément ! Maintenant, il faut que l'on change
de nid. Demain, nous allons occuper celui du
bosquet de la citerne, nous y serons plus en
sécurité.
Il était tard ; le garçon aperçut son père qui
venait à sa rencontre :
- Faut-il que je garde les vaches à ta place ?
Gronda-t-il. Ce sont des ouvrières qui n'aiment
pas changer leurs habitudes, dépêche-toi, le dîner
est presque prêt et il faut encore faire la
traite."
Jean PARRET - Les contes de
Bonhomme-Forêt
La Boissaude, la Grande et la Petite
Echelle sont des chalets d'alpage qui existent
vraiment (sur le Mont d'Or, dans le Haut-Doubs).
Pour voir des images de ces chalets,
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ou sur cette image :