"Il y avait toujours une trêve du petit
matin, à l'heure où la terre sue sa fumée
naturelle. La rosée brillait sur la capote des
morts. Le vent de l'aube, léger et vert, s'en
allait droit devant lui. Des bêtes d'eau
pataugeaient au fond des trous d'obus. Des rats,
aux yeux rouges, marchaient doucement le long de
la tranchée. On avait enlevé de là-dessus toute la
vie, sauf celle des rats et des vers. Il n'y avait
plus d'arbres et plus d'herbe, plus de grands
sillons, et les coteaux n'étaient que des os de
craie, tout décharnés. Ça fumait doucement quand
même du brouillard dans le matin.
On entendait passer le silence avec son petit
crépitement électrique. Les morts avaient la
figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des
trous, paisibles, les mains posées sur le rebord,
la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les
renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils
choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur
les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se
mettaient en boule et ils commençaient à manger
cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le
bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue.
De temps en temps ils se passaient la patte dans
les moustaches pour se faire propres. Pour les
yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes,
et ils léchaient le trou des paupières, puis ils
le mâchaient doucement, la bouche de côté en
humant le jus.
Quand l'aube n'était pas encore bien débarrassée,
les corbeaux arrivaient à larges coups d'ailes
tranquilles. Ils cherchaient le long des pistes et
des chemins les gros chevaux renversés. A côté de
ces chevaux, aux ventres éclatés comme des fleurs
de câprier, des voitures et des canons culbutés
mêlaient la ferraille et le pain, la viande de
ravitaillement encore entortillée dans son
pansement de gaze et les baguettes jaunes de la
poudre à canon.
Il s'en allaient aussi sur leurs petites ailes
noires jusqu'au carrefour des petits boyaux, à
l'endroit où il fallait sortir pour traverser la
route. Là, toutes les corvées de la nuit
laissaient des hommes. Ils étaient étendus, le
seau de la soupe renversé dans leurs jambes, dans
un mortier de sang et de vin. Le pain même qu'ils
portaient était crevé des déchirures du fer et des
balles, et on voyait sa mie humide et rouge
gonflée du jus de l'homme comme des bouts de miche
qu'on trempe dans le vin pour se faire bon estomac
au temps des moissons. Les corbeaux mangeaient au
pain et en même temps ils le vendangeaient de
leurs griffes en sautant d'une patte sur l'autre.
De là ils s'en venaient jusqu'à pousser de la tête
le casque du mort. C'étaient des morts frais, des
fois tièdes et juste un peu blêmes. Le corbeau
poussait le casque ; parfois, quand le mort était
mal placé et qu'il mordait à la terre à pleine
bouche, le corbeau tirait sur les cheveux et sur
la barbe tant qu'il n'avait pas mis à l'air cette
partie du cou où est le partage de la barbe et du
poil de poitrine. C'était là tendre et tout frais,
le sang rouge y faisait encore la petite boule.
Ils se mettaient à becqueter là, tout de suite, à
arracher cette peau, puis ils mangeaient gravement
en criant de temps en temps pour appeler les
femelles.
Les morts bougeaient. Les nerfs se tendaient dans
la raideur des chairs pourries et un bras se
levait lentement dans l'aube. Il restait là,
dressant vers le ciel sa main noire tout épanouie
; les ventres trop gonflés éclataient et l'homme
se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses
ficelles relâchées. Il reprenait une parcelle de
vie. Il ondulait des épaules, comme dans sa marche
d'avant. Il ondulait des épaules, comme à son
habitude d'avant quand sa femme le reconnaissait
au milieu des autres, à sa façon de marcher. Et
les rats s'en allaient de lui. Mais, ça n'était
plus son esprit de vie qui faisait onduler ses
épaules, seulement la mécanique de la mort, et au
bout d'un peu, il retombait immobile dans la boue.
Alors les rats revenaient.
La terre même s'essayait à des gestes moins lents
avec sa grande pâture de fumier. Elle palpitait
comme un lait qui va bouillir. Le monde, trop
engraissé de chair et de sang, haletait dans sa
grande force. Au milieu des grosses vagues du
bouleversement, une vague vivante se gonflait ;
puis l'aposthume se fendait comme une croûte de
pain. Cela venait de ces poches où tant d'hommes
étaient enfouis. La pâte de chair, de drap, de
cuir, de sang et d'os levait. La force de la
pourriture faisait éclater l'écorce. Et les mères
corbeaux claquaient du bec avec inquiétude dans
les nids de draps verts et bleus, et les rats
dressaient les oreilles dans leurs trous achaudis
de cheveux et de barbes d'hommes. De grosses
boules de vers gras et blancs roulaient dans
l'éboulement des talus.
En même temps que le jour, montait des au-delà du
désert le roulement sourd d'un grand charroi.
C'étaient ces fleuves d'hommes, de chars, de
canons, de camions, de charrettes qui clapotaient
là-bas dans le creux de coteaux : les grands
chargements de viande, la nourriture de la terre.
Mais le jour traînait longtemps avant de monter.
D'abord, de l'horizon déchiré, un liséré de
lumière dépassait, puis un feu pâle glissait entre
les nuages coulait comme de l'eau dans les détours
des tranchées. C'était tout. Ça se diluait dans le
vaste espace du ciel et de la terre, et ça restait
comme ça, couleur de vieille paille grise. C'était
le jour..."
Jean GIONO - Le Grand Troupeau