"Et, tandis que nous la regardions, voici
que la cime se dématérialisa lentement. Il y eut
d'abord une gaze légère qui se tendit entre elle
et nous. C'était presque imperceptible, un simple
frissonnement de l'espace. Puis la brume lança
l'une après l'autre des vagues d'assaut qui
rongèrent ses bases. Elle se détacha enfin du sol,
brusquement envolée à une hauteur incroyable,
dériva quelques secondes encore dans l'air flou
comme un tapis magique, vacilla et s'éteignit pour
jamais. Au même instant, les nuages nous
plongèrent dans l'ombre et le rideau fut tiré.
Ils s'étaient longtemps bousculés dans une mêlée
confuse au pied des promontoires, butés, culbutés,
virant de bord et revenant obstinément se cogner
aux parois. Mais, à la fin, le vent s'empara
d'eux.
Alors toute l'armada commença de défiler
majestueusement par-dessus nos têtes. Ils
arrivaient l'un après l'autre, en bon ordre, avec
leurs vastes voiles gonflées de lumière et de
vent, glissant dans le courant sud-sud-ouest. Et
l'ombre de ces superbes frégates fuyait
silencieusement sur les fonds ondulés du glacier.
Leurs masses et leurs contours variaient à
l'infini, les uns tranchant l'espace avec des
proues nettes comme des couperets et d'autres
abandonnant derrière eux un sillage de vapeurs
phosphorescentes qui tanguaient et
s'évanouissaient lentement dans l'azur. Et il y en
avait des milliers et des milliers qui dérivaient
ainsi aux quatre coins de l'horizon, débâcle d'une
gigantesque banquise d'où émergeaient çà et là les
écueils des sommets. Puis, sur une nouvelle
variation de pression, le niveau se mit à baisser.
Ils cessèrent de franchir les arêtes et, canalisés
par elles, coulèrent toujours plus rapides et plus
pressés, un peu en deçà. De rares lucarnes béaient
encore sur les profondeurs marines des vallées,
déroulant au hasard des forêts, des alpages, la
veine brillante d'un ruisseau, le coup de dés d'un
village, puis se refermèrent l'une après l'autre ;
si loin que portait le regard, il y eut une mer
brillante où nageait en sens inverse la flotte
encore plus brillante des hautes neiges.
Vers le nord, cet océan se déversait avec la
lenteur inexorable des laves par dessus le Col de
Miage, inondait l'autre versant et venait heurter
de plein fouet les falaises obscures du Mont
Blanc. Là, c'était un tumulte de formes
translucides et dansantes, d'écumes, de volutes et
de remous, de lames légères butant contre les
caps, explosant avec de longues fusées de vapeurs
qui croulaient ensuite en ruisselant le long des
rochers : une tempête d'équinoxe au ralenti. Le
combat, désespéré du plus fluide contre le plus
dur. Mais, cependant, après des milliards
d'assauts, dans un temps vertigineux où dix
siècles ne valaient pas une seconde, il y aurait
un vainqueur et un vaincu, et le nuage
triompherait paradoxalement des granits.
Tout le long du jour, ce fut ainsi ; ainsi tout le
long de l'arête. Têtus et maladroits, nous
pérégrinions sur cette passerelle hardiment lancée
à travers les sables mouvants du vide, et derrière
nous s'accumulaient, au fur et à mesure de notre
avance, ses volutes et ses détours. Elle avait à
la fois les ondulations reptiliennes d'un câble
fouettant l'air et la puissante fixité des
marbres. Et l'on sentait que ces arcs-boutants et
ces voûtes, toute cette gloire et cette logique,
n'étaient que l'aboutissement de contreforts qui
plongeaient leurs racines jusqu'au sein de la
terre. Chaque courbe, le fruit suprême d'un effort
que l'on pouvait suivre jusque dans la vallée, et
elle chantait pour tout le reste.
Mais, en dehors de nous autres et de l'arête, il
n'y avait plus que les images fuyantes d'un rêve,
un grand délire de l'espace, une fantasmagorie
souriante où les neiges, les brumes et les ombres
liaient et déliaient sans une seconde
d'interruption les figures innombrables de leur
danse. Nous passions de l'ombre au soleil et
tantôt des trappes de vide s'entrouvraient
brusquement à nos pieds, tantôt nous errions dans
un cosmos laiteux d'où surgissaient, de la manière
la plus inattendue, des lambeaux de ciel ou de
parois.
La pâte des nuages se modelait comme une cire au
gré des courants, poussant une série continuelle
d'ébauches et de maquettes, de vagues tentatives
vers un ordre et une harmonie jamais atteints. Une
espèce de chaos élémentaire, où toutes les formes
existaient encore en puissance et cherchaient
désespérément à se réaliser. Ainsi le plus petit
nuage tâchait de devenir dragon. Il lui plaisait
d'être dragon. Et vite, il commençait de pousser
une queue et des pattes admirablement crochues...
(c'était merveille de voir comme tout cela
« faisait » dragon...) Mais, quand il en
venait à la tête, cette maudite queue se détachait
sans crier gare. Alors il décidait d'être
cheval... non, bateau, aéronef, Iles Britanniques,
Louis XIV... n'importe quoi, quelque chose enfin !
Las ! A peine suggérées, les formes fuyaient le
regard comme des nymphes et s'anéantissaient l'une
l'autre. L'enchanteur invisible qui présidait à la
fête sortait une locomotive d'un oeuf avec une
aisance déconcertante, puis, fendant du haut en
bas, d'un coup de baguette magique, le rideau des
brumes, entrebâillait pour nous seuls
d'éblouissantes perspectives pleines de décors à
trompe-l'oeil et de mirages. D'insidieuses
invitations au voyage retentissaient à nos
oreilles parmi les molles steppes de l'espace, les
Arcadies triomphales semées de colonnades, de
palais et de dômes, tous construits par le
Bramante. Puis ces mondes atteignaient une
perfection inquiétante et commençaient à
chanceler. Les glorieuses coupoles s'effondraient
sur elles-mêmes avec langueur, accumulaient des
décombres informes d'où naissaient à leur tour les
portiques et les minarets d'une Bagdad
fabuleuse... Sur quoi les brumes exécutaient, pour
clore la parade, un fondu d'apothéose.
Un dernier nuage s'entrouvrit enfin sur quelque
chose de fixe, de dur, de réel. Une longue digue
cimentée de neige s'allongea tout d'un coup cent
mètres plus bas, entre deux lacs de brumes
houleuses, joignant d'un bord à l'autre les
escarpements du fjord. Et vers le milieu de cette
digue, un peu en contrebas sur le versant ouest,
tour à tour émergée ou noyée d'écume, il y avait
une boîte carrée, miroitante, espèce de piège à
rats qu'Alain nous désigna de son piolet tendu :
« La cabane, dit-il. Col du Miage... »"
SAMIVEL – L'Amateur d'Abimes