Petit texte :
"Alors que le cercueil de papa était
vide, son dressing était plein. Et après plus d'un
an, ça sentait encore comme quand il se rasait. J'ai
touché tous ses T-shirts blancs. J'ai touché la
belle montre qu'il ne portait jamais et les lacets
de rechange pour ses baskets qui ne courraient
jamais plus autour du réservoir. J'ai mis les mains
dans les poches de tous ses vestons (j'ai trouvé une
fiche de taxi, un emballage de mini-Krackle et la
carte d'un diamantaire). J'ai mis les pieds dans ses
pantoufles. Je me suis regardé dans son chausse-pied
métallique. En moyenne, les gens mettent sept
minutes à s'endormir, mais moi j'arrivais pas à
dormir, même après des heures, et ça rendait mes
semelles de plomb plus légères d'être près de ses
affaires, de toucher des trucs qu'il avait touchés,
et de redresser un peu les cintres, alors que je
savais que ça n'avait pas d'importance.
Son smoking était posé sur la chaise où il
s'asseyait pour lacer ses chaussures et j'ai pensé,
Bizarre. Pourquoi n'était-il pas pendu avec ses
costumes ? Papa était-il rentré d'une réception la
veille de sa mort ? Mais alors pourquoi aurait-il
enlevé son smoking sans le pendre ? Il avait
peut-être besoin d'un nettoyage ? Mais je ne me
souvenais pas d'une réception. Je me souvenais qu'il
était venu me border, et qu'on avait écouté
quelqu'un qui parlait grec à la radio, et qu'il
m'avait raconté une histoire sur le sixième district
de New-York. Si je n'avais rien remarqué d'autre,
rien de bizarre, je n'aurais plus repensé au
smoking. Seulement je me suis mis à remarquer plein
de trucs.
Il y avait un joli vase bleu sur l'étagère du haut.
Qu'est-ce qu'un joli vase bleu faisait tout là-haut
? Je ne pouvais pas l'atteindre, évidemment, alors
j'ai approché la chaise avec le smoking encore
dessus et puis je suis allé dans ma chambre chercher
le Théatre complet de Shakespeare que grand-mère m'a
offert quand elle a appris que j'allais jouer
Yorick, je l'ai rapporté par paquets de quatre
tragédies jusqu'à ce que la pile soit assez haute.
J'ai grimpé là-dessus et ça a bien marché pendant
une seconde. Mais j'ai à peine posé les doigts sur
le vase que les tragédies ont commencé à vaciller,
sans compter que le smoking distrayait
incroyablement mon attention et tout s'est donc
retrouvé par terre, y compris moi, y compris le vase
cassé en mille morceau. J'ai crié : « J'ai rien
fait ! » mais ils ne m'entendaient même pas,
parce qu'ils écoutaient la musique trop fort et se
fendaient trop la pêche. Je me suis enfermé en
moi-même comme dans un sac de couchage et j'ai tiré
la fermeture Eclair jusqu'en haut, pas parce que
j'avais mal, pas parce que j'avais cassé quelque
chose, mais parce qu'ils se fendaient la pêche.
Alors que je savais qu'il ne fallait pas, je me suis
fait un bleu.
Je me suis mis à tout nettoyer, et là j'ai remarqué
autre chose de bizarre. Au milieu de tous ces
morceaux de verre, il y avait une petite enveloppe à
peu près de la taille d'une carte réseau sans fil.
Hein quoi qu'est-ce ? Je l'ai ouverte et dedans il y
avait une clé. Quoi qu'est-ce de quoi qu'est-ce ?
C'était une clé bizarre, évidemment la clé de
quelque chose d'extrêmement important, parce qu'elle
était plus épaisse et plus courte qu'une clé
normale. Je n'avais aucune explication : une grosse
clé courte, dans une petite enveloppe, dans un vase
bleu, sur l'étagère du haut de son dressing.
J'ai commencé par faire ce qui était logique, le
plus secrètement possible, essayer la clé dans
toutes les serrures de l'appartement. Je savais,
sans avoir à l'essayer, que ce n'était pas celle de
la porte d'entrée puisqu'elle était différente de la
clé que je porte accrochée à mon cou par une
cordelette pour entrer quand il n'y a personne à la
maison. Sur la pointe des pieds, sans me faire
remarquer, je suis allé essayer la clé dans la
serrure de la salle de bains, dans celle des
chambres à coucher et des tiroirs de la commode de
maman. Je l'ai essayée sur le petit bureau de la
cuisine où papa s'occupait des factures, et sur le
placard à côté du placard à linge, où je me cachais
des fois quand on jouait à cache-cache, et aussi
dans la serrure de la boîte à bijoux de maman. Mais
elle n'allait nulle part.
Dans mon lit ce soir-là j'ai inventé un écoulement
spécial qui serait sous tous les oreillers de
New-York et aboutirait au réservoir. Chaque fois que
quelqu'un pleurerait en s'endormant, les larmes
iraient toutes au même endroit, et le lendemain
matin la météo pourrait annoncer si le niveau du
Réservoir des Larmes avait monté ou baissé, on
saurait si New-York porte ou non des semelles de
plomb. Et chaque fois qu'il arriverait quelque chose
de vraiment vraiment terrible – une bombe
thermonucléaire, ou au moins une attaque par armes
biologiques -, une sirène extrêmement forte se
déclencherait, disant à tout le monde d'aller à
Central Park mettre des sacs de sable autour du
réservoir..."
Extrêmement fort et incroyablement près
- Jonathan SAFRAN FOER