Petit texte :
"Il y avait le silence, surtout, un
silence si grand et si fort que Lullaby avait
l'impression qu'elle allait mourrir. Très vite, la
vie se retirait d'elle et partait, s'en allait
dans le ciel et dans la mer. C'était difficile à
comprendre, mais Lullaby était certaine que
c'était comme cela, la mort. Son corps restait où
il était, dans la position assise, le dos appuyé
contre la colonne blanche, tout enveloppé de
chaleur et de lumière. Mais les mouvements s'en
allaient, se dissolvaient devant elle. Elle ne
pouvait pas les retenir. Elle sentait tout ce qui
la quittait, s'éloignait d'elle à grande vitesse
comme des vols d'étourneaux, comme des trombes de
poussière. C'étaient tous les mouvements de ses
bras et de ses jambes, les tremblements
intérieurs, les frissons, les sursauts. Cela
partait vite, en avant, lancé dans l'espace vers
la lumière et la mer. Mais c'était agréable, et
Lullaby ne résistait pas. Elle ne fermait pas les
yeux. Les pupilles agrandies, elle regardait droit
devant elle, sans ciller, toujours le même point
sur le mince fil de l'horizon, là où il y avait le
pli entre le ciel et la mer.
La respiration devenait de plus en plus lente, et
dans sa poitrine, le coeur espaçait ses coups,
lentement, lentement. Il n'y avait presque plus de
mouvements, presque plus de vie en elle, seulement
son regard qui s'élargissait, qui se mêlait à
l'espace comme un faisceau de lumière. Lullaby
sentait son corps s'ouvrir, très doucement, comme
une porte, et elle attendait de rejoindre la mer.
Elle savait qu'elle allait voir cela, bientôt,
alors elle ne pensait à rien, elle ne voulait rien
d'autre. Son corps resterait loin en arrière, il
serait pareil aux colonnes blanches et aux murs
couverts de plâtre, immobile, silencieux. C'était
cela, le secret de la maison. C'était l'arrivée
vers le haut de la mer, tout à fait ausommet du
grand mur bleu, à l'endroit où l'on va enfin voir
ce qu'il y a de l'autre côté. Le regard de Lullaby
était étendu, il planait sur l'air, la lumière,
au-dessus de l'eau.
Son corps ne devenait pas froid, comme sont les
morts dans leurs chambres. La lumière continuait à
entrer, jusqu'au fond des organes, jusqu'à
l'intérieur des os, et elle vivait à la même
température que l'air, comme les lézards.
Lullaby était pareille à un nuage, à un gaz, elle
se mélangeait à ce qui l'entourait. Elle était
pareille à l'odeur des pins chauffés par le
soleil, sur les collines, pareilles à l'odeur de
l'herbe qui sent le miel. Elle était l'embrun des
vagues où brille l'arc-en-ciel rapide. Elle était
le vent, le souffle froid qui vient de la mer, le
souffle chaud comme une haleine qui vient de la
terre fermentée au pied des buissons. Elle était
le sel, le sel qui brille comme le givre sur les
vieux rochers, ou bien le sel de la mer, le sel
lourd et âcre des ravins sous-marins. Il n'y avait
plus une seule Lullaby assise sur la véranda d'une
vieille maison pseudo-grecque en ruine. Elles
étaient aussi nombreuses que les étincelles de
lumière sur les vagues.
Lullaby voyait avec tous ses yeux, de toutes
parts. Elle voyait des choses qu'elle n'aurait pu
imaginer autrefois. Des choses très petites, des
cachettes d'insectes, des galeries de vers. Elle
voyait les feuilles des plantes grasses, les
racines. Elle voyait des choses très grandes,
l'envers des nuages, les astres, derrière l'écran
du ciel, les calottes polaires, les immenses
vallées et les pics infinis des profondeurs de la
mer. Elle voyait tout cela au même instant, et
chaque regard durait des mois, des années. Mais
elle voyait sans comprendre, parce que c'étaient
les mouvements de son corps, séparés, qui
parcouraient l'espace au-devant d'elle.
C'était comme si elle pouvait enfin, après la
mort, examiner les lois qui forment le monde.
C'étaient des lois étranges qui ne ressemblaient
pas du tout à celles qui sont écrites dans les
livres et qu'on apprenait par coeur à l'école. Il
y avait la loi de l'horizon qui attire les corps,
une loi très longue et très mince, un seul trait
dur qui unissait les deux sphères mobiles du ciel
et de la mer. Là-bas, tout naissait, se
multipliait, en formant des vols de chiffres et de
signes qui obscurcissaient le soleil et
s'éloignaient vers l'inconnu. Il y avait la loi de
la mer, sans commencement ni fin, où se brisaient
les rayons de la lumière. Il y avait la loi du
ciel, la loi du vent, la loi du soleil, mais on ne
pouvait pas les comprendre, parce que leurs signes
n'appartenaient pas aux hommes..."
Lullaby - JMG LE CLEZIO