Petit texte :
"Et le moment fut là, ineffable, où elle perçut
de tout son être, au-delà de ce qui frappait ses sens,
un accord merveilleux qu'elle n'eût jamais imaginé. Si
elle eût pensé à elle-même, ce n'eût
été que pour prendre conscience de la grâce qui
lui était donnée : petite et seule, infime créature
accueillie dans un monde sans limites, participant et s'abolissant tout
ensemble, non plus reflet, ni regard, ni écho, mais ce monde
même, dans son immensité.
Les arbres passaient à côté d'elle, autour d'elle,
compagnons toujours renouvelés, toujours les mêmes, une
foule où elle était prise, bienheureusement entraînée.
Le sol, tout ombre et lumière, chatoyait, tour à tour
mordoré de fougères et cuivré de feuilles en jonchée.
Mais tout cela, qu'elle voyait dans l'instant et sans que rien lui échappât,
n'avait d'autre réalité que la plénitude de sa
joie. Et pareillement les bruits légers qui passaient avec les
arbres, le battement d'une feuille contre sa branche, le petit cri,
incroyablement aigu et fort, d'un troglodyte qui courait sur la mousse
ne prenait de réalité que sur la trame d'un silence prodigieux,
plus vivant que toute rumeur sensible. Et ce silence aussi était
sa joie.
Quand
cette joie fut pleine et parfaite, elle sut qu'elle était arrivée.
Là où elle était maintenant, ainsi perdue, solitaire,
exaucée, là était le coeur de la forêt. Ce
n'était qu'une rotonde feuillue entourée de chênes
vénérables, non tant exceptionnels par l'ampleur de leur
ramure que par leur assemblée même. Ils ne semblaient ainsi
réunis que pour enclore plus jalousement cette vaste salle végétale,
pour qu'y régnât exactement la lumière qui l'éclairait,
fluide, glauque, égale et tranquille ; et avec cette lumière,
fondu en elle, le miraculeux silence qu'avait pressenti son attente.
Elle s'était arrêtée d'elle-même. Elle ne
savait ce qu'elle attendait, et pas même qu'elle attendait. Elle
était là, baignant dans l'immobile lumière et dans
la tièdeur du silence. Elle attendait dans une solitude absolue,
un déliement de toute chose et de tout amour humain qui eussent
dû la désespérer, mais qui exaltaient au contraire
toutes les puissances de sa vie.
Et voici que de la lumière même, et du silence, mille certitudes
venaient à elle, devenaient elle et la comblaient. Au-delà
de ce que voyaient ses yeux - les colonnes des chênes assemblés,
leur épaisse et grise écorce, les noeuds de leurs racines
et la puissance de leur plongée, - elle voyait ce qui restait
caché, de toute part mêlé à la forêt.
Et elle le voyait à son gré, sans qu'elle eût à
faire un pas puisqu'elle était au coeur de la forêt et
que, l'ayant ainsi trouvé, elle était devenue ce coeur
même. Pas une bête qui ne vint à elle, qui ne lui
donnât son regard, qui ne léchât, pour peu qu'elle
le voulût, sa main offerte. L'épaisseur lustrée
des pelages, elle la touchait, la caressait. Qu'un faon bêlât
dans un hallier lointain, elle l'entendait. Sous la bouillée
de feuilles où sa mère l'avait caché, elle le voyait
tendre le cou, bêler vers la longue biche à l'instant de
son retour. Et la biche pliait les genoux, se couchait, soulevait un
peu sa cuisse pour que le faon pût mieux s'y blottir et trouver
la source du lait.
Les mères surtout venaient à elle, les laies, les hases,
les oiselles accouvées sur leurs nids. Et tout ainsi lui était
rendu. Sans qu'elle songeât à sa chambre de femme, à
l'époux qu'elle chérissait, au berceau de son petit garçon,
elle avait sur le visage un sourire où passait l'embellie de
toutes les tendresses. La tièdeur des terriers, leur odeur de
terre et de mousse, les troncs d'arbres où l'écureuil,
grognant tout bas, plonge sa petite main griffue pour y enfouir les
faînes de l'hiver, le nid abandonné où vibre encore
une plume prisonnière, promesse du nid futur et des éclosions
du printemps, tout passait dans la lumière. Elle entendait dans
le silence courir la sève, le gland tomber de branche en branche,
à petits chocs, étouffer son rebond sur la mousse. A un
moment, devant ses yeux, un pic passa, déroulant d'un chêne
à un autre les festons bruyants de son vol. Son camail écarlate,
les bariolures éclatantes de ses ailes glissèrent confusément
comme à travers un rêve. Il disparut derrière un
arbre, et elle le vit alors comme si elle l'eût touché,
cramponné de tous ses ongles, toutes les plumes de sa queue étalées,
plaquées sur l'épaisseur du chêne, le col renversé
en arrière et tâtant à la pointe du bec les fissures
de la rude écorce.
La lumière baissait peu à peu, en une décrue si
lente qu'elle ne s'en apercevait pas. Mais cela éveillait en
elle, avec la même lenteur sereine, une gravité recueillie
où elle redevenait Florie. Ainsi, insensiblement, émergeait-elle
de la solitude merveilleuse où elle était restée
plongée. Mais cela, loin de troubler sa joie, y ajoutait une
douceur humaine qui bientôt l'inclinerait au retour. Ivre encore
de ses découvertes, soulevée encore, comme une nageuse
sur l'épaule de la vague, par la révélation d'un
monde inépuisablement renouvelé, rajeuni, elle y retrouvait
auprès d'elle les compagnons de sa longue quête, elle les
unissait dans un partage où chacun d'eux recevait tout, et qui
les réconciliait. Ce que son père avait si ardemment cherché,
ce que Waudru dans sa simplesse avait depuis longtemps trouvé,
et ce que La Brisée, par désespoir de ne l'avoir pu forcer,
regrettait à en mourrir, elle leur en faisait offrande, le leur
donnait et redonnait dans l'instant même où cela lui était
donné.
La lumière avait encore décru. Les chênes, dans
la pénombre, semblaient ainsi grandir et resserrer leur colonnade.
Deux d'entre eux, juste en face d'elle, en rejoignant leurs maîtresses
branches, ouvraient une porte à haute voûte sur de lointaines
profondeurs d'ombre. Elle frissonna, rentra peureusement en elle-même,
recouvra tout à coup, avec le sentiment de son corps périssable,
celui de son infinité. Elle recommença d'attendre. Mais
sa joie n'avait pas faibli..."
Maurice
GENEVOIX – La Forêt Perdue.