Petit texte :
"Je remplis ma gourde, pris deux bouteilles
supplémentaires dans mon sac à dos et partis. A la
limite du camp, je vis un sac à main suspendu dans
un arbre.
Je traversai un plateau de dunes de sables et de
roche rouge friable, entrecoupé de ravins difficiles
à franchir. Les broussailles avaient été brûlées
pour des battues et des bourgeons d'un vert brillant
avaient repoussé sur les souches.
Je grimpai d'un pas régulier et, regardant en
arrière vers la plaine, je compris pourquoi, dans
leurs peintures, les aborigènes représentaient leur
terre sous la forme de touches « pointillistes ».
La terre était parsemée de points. Les points blancs
étaient des spinifex, les bleuâtres les eucalyptus
et les vert citron une autre herbe en touffes. Je
compris également, mieux que jamais, ce que Lawrence
voulait dire quand il parlait de la « singulière
pudeur, effarouchée et lasse, de l'Australie ».
Un wallaby se leva et dévala la pente à grands
bonds. Je vis ensuite, sur le côté opposé du
précipice, une forme volumineuse sous l'ombre d'un
arbre. Je crus d'abord qu'il pouvait s'agir d'un de
ces gros kangourous appelés les géants roux,
jusqu'au moment où je me rendis compte que c'était
un homme.
Je gravis lestement le bord opposé pour trouver le
vieil Alex, nu, ses lances posées au sol et son
manteau de velours roulé en paquet à côté de lui. Je
fis un signe de tête auquel il répondit.
« Hello, dis-je. Qu'est-ce qui vous amène
ici? »
Il sourit, honteux de sa nudité, et entrouvrant à
peine les lèvres, dit : « Marcher tout le
temps dans le monde entier. »
Je le laissai à sa rêverie et poursuivis ma
randonnée. Le spinifex devenait plus épais que
jamais. Parfois je désespérais de pouvoir le
traverser, mais, comme en suivant un fil d'Ariane,
je parvenais toujours à contourner l'obstacle.
Ensuite, à peine eus-je succombé à la tentation de
poser ma main sur un buisson – comme celle de
toucher un hérisson -, que je retrouvai subitement
ma paume couverte de piquants de plusieurs
centimètres. En les enlevants, je me souvins des
paroles d'Arkady : « Tout est épineux en
Australie. Même le varan a la gueule pleine d'épines. »
J'escaladai les éboulis de l'escarpement pour
aboutir sur une pointe rocheuse acérée. L'endroit
ressemblait véritablement à la queue d'un perentie.
Au-delà, s'étendait un plateau planté de quelques
arbres le long du lit desséché d'un ruisseau. Les
arbres, dépourvus de feuilles, avaient une écorce
grise et fripée et de minuscules fleurs écarlates
qui tombaient au sol comme des gouttes de sang.
Je m'assis, épuisé, dans l'ombre parcimonieuse d'un
de ces arbres. Il régnait une température infernale.
A quelques distance de là, deux pies-grièches mâles,
noires et blanches comme de simples pies,
reprenaient leur antienne de part et d'autre d'un
ravin. L'un des oiseaux levait son bec verticalement
et faisait entendre trois longues notes joyeuses
suivies de trois autres plus brèves et plus hautes.
Le rival apprenait alors la mélodie et la répétait.
« C'est aussi simple que cela, me
dis-je. Ils échangent des notes de chaque côté
d'une frontière. »
J'étais étendu, bras et jambe écartés contre le
tronc de l'arbre avec une jambe ballante sur le
rebord rocheux, buvant à ma gourde en longs traits
goulus. Je sus alors ce que Rolf voulait dire en
parlant de déshydratation. C'était pure folie que de
vouloir atteindre le sommet de la montagne. Il me
fallait revenir par où j'étais venu.
Les pies-grièches s'étaient tues. La sueur
ruisselait sur mes paupières et tout m'apparaissait
brouillé et déformé. J'entendis le fracas de
quelques pierres qui roulaient dans la pente. Je
levai les yeux et vis un monstre s'approcher.
C'était un varan géant, le seigneur de la montagne,
le perentie lui-même. Il devait bien avoir deux
mètres de long. Sa peau, de couleur ocre pâle,
portait des marques brunes plus foncées. Il léchait
l'air de sa langue lilas. Je restai figé sur place.
Il continua à s'avancer sans que je puisse savoir
s'il m'avait vu. Ses griffes passèrent à quelques
centimètres de mes chaussures. Puis il fit demi-tour
sur lui-même et, s'accélérant soudainement, repartit
dans la direction d'où il était venu.
Le varan possède une denture impressionnante, mais
c'est un animal inoffensif s'il n'est pas contraint
de se défendre. En fait, hormis les scorpions, les
serpents et les araignées, l'Australie est un pays
exceptionnellement accueillant.
Cela n'a pas empêché les aborigènes d'hériter de
tout un bestiaire de montres et de loups-garous
servant à menacer les enfants et martyriser les
jeunes gens au moment de l'initiation. Je me souvins
de la description du Boly-yas que donne Sir George
Grey : une créature aux oreilles plates, plus
prompte à la vengeance sournoise qu'aucun autre
être, qui mangeait de la viande, mais laissait les
os. Je me rappelai le Serpent Arc-en-Ciel. Arkady
aussi m'avait parlé du Manu-manu, une créature à la
gueule garnie de crocs, proche du yéti, qui se
déplaçait sous terre, rôdait dans les camps la nuit
et enlevait les étrangers sans méfiance.
Les premiers Australiens, me dis-je après réflexion,
ont dû connaître de véritables monstres comme le
Thylaco-leo ou « lion marsupial ».
Il existait aussi un varan de plus de neuf mètres de
long. Cependant, rien dans la mégafaune australienne
ne pouvait se comparer aux horreurs de la brousse
africaine.
J'en vins à me demander si le côté violent des
moeurs des aborigènes – les vendettas sanglantes et
les initiations cruelles – ne tirait pas son origine
du fait qu'ils n'avaient pas de bêtes féroces à
combattre.
Je me relevai péniblement, escaladai le contrefort
rocheux d'où je dominai le lotissement de Cullen.
Je pensai que, de là, je pourrais discerner une voie
de descente plus aisée, pouvant m'éviter le
franchissement des ravins. Ce chemin « facile »
se révéla en fait être une délicate pente d'éboulis,
mais je parvins en entier au bas du pierrier et
poursuivis vers le village en suivant le lit d'un
ruisseau.
Un filet d'eau y coulait et des buissons y
poussaient. Je m'aspergeai le visage et repris ma
marche. J'avais levé mon pied droit pour faire un
pas et je m'entendis dire : « je vais
marcher sur quelque chose qui ressemble à une grosse
pomme de pin verte. » Ce que je n'avais pas
encore vu, c'était la tête du king-brown, prêt à
frapper, dressé derrière un buisson. Je fis marche
arrière et reculai, très lentement... un... deux...
un... deux. Le serpent se retira également et se
faufila dans un trou. Je me disais à moi-même :
« tu as fait preuve de beaucoup de
sang-froid » au moment où je sentis monter
les premiers effets de la nausée.
Je fus de retour à Cullen à une heure et demie.
Rolf me regarda des pieds à la tête et me dit : « vous
m'avez l'air d'être drôlement secoué, mon vieux. »..."
Bruce
CHATWIN – Le chant des pistes.