Petit texte :
"XXV
Le chat se déplaçait au sein de la brigade
de point en point de sécurité, de genoux en genoux,
du bureau d'un brigadier à la chaise d'un
lieutenant, comme on traverse une rivière sur des
pierres sans se mouiller les pieds. Il avait amorcé
sa vie gros comme un poing, en suivant Camille dans
les rues, il l'avait poursuivie sous la protection
d'Adrien Danglard, qui avait été contraint
d'installer l'animal à la Brigade. Car le chat était
incapable de se débrouiller seul, tout à fait dénué
de cette autonomie un peu méprisante qui fait la
grandeur du félin. Et bien que mâle entier, il était
l'incarnation de la dépendance et du sommeil
permanent. La Boule, puisque tel l'avait appelé
Danglard en le recueillant, était aux antipodes d'un
animal totem d'une brigade de flics. L'équipe se
relayait pour gérer cette masse de poils, de
mollesse et de crainte, qui exigeait qu'on
l'accompagne pour aller manger, boire ou pisser.
Encore avait-il ses préfèrences, Retancourt se
trouvant nettement en tête. La Boule passait
l'essentiel de ses jours à deux pas de son bureau,
étendu sur le capot tiède de l'une des
photocopieuses. Machine que l'on ne pouvait plus
utiliser sous risque de faire sursauter mortellement
l'animal. En l'absence de la femme qu'il aimait, La
Boule refluait vers Danglard puis, dans un ordre
invariable, vers Justin, Froissy et, curieusement,
Noël.
Danglard s'estimait heureux quand le chat acceptait
de parcourir à pied les vingt mètres qui le
séparaient de son écuelle. Une fois sur trois, la
bête déclarait forfait et s'effondrait sur le dos,
et force était de la porter jusqu'à ses lieux
d'alimentation et de défécation, dans la pièce du
distributeur de boissons. Ce jeudi, Danglard tenait
la Boule sous le bras, à la manière d'une serpillère
pendant de chaque côté, quand Brézillon appela, à la
recherche d'Adamsberg..."
Fred VARGAS - Dans les bois éternels.