Petit texte :
"L'aube était proche, la lune depuis longtemps
couchée, quand le Rouge poussa son dernier brame. La
Futaie monta dans le fenil, colla ses yeux au trèfle
de la lucarne. Devant lui, entre de petits arbres
espacés, il voyait un épaulement de terre, d'un bleu
de cendre. Au-dessus tout le ciel était pâle, à
peine rayé par deux petits nuages longs, pâles comme
le ciel. Le temps passait ; le plus haut des deux
nuages rosit, puis le second. De la lucarne, on ne
pouvait pas voir l'orient ; mais les nuages
devenaient plus roses, et le ciel bleuissait entre
eux.
Le coeur de l'homme battait si fort que son bruit
lourd, à ses oreilles, était comme un autre
présence. Il mit sa main sur sa poitrine pour le
contenir, pour le faire taire. Il regardait les
cailloux sur la friche, un fuseau de genévrier, une
ligne de broussailles qui cachait sans doute un
fossé. Il regardait avec tant d'acuité qu'il lui
semblait arracher hors de l'ombre ces petits chênes,
ces feuilles de ronces que ses yeux allaient
toucher. Soudain les nuages s'éclairèrent, barrèrent
le ciel d'un double trait de flamme. Et juste à ce
moment, entre deux des petits chênes, l'homme vit le
Rouge qui prenait le vent.
Alors il leva ses jumelles, saisit la bête dans leur
champ lumineux. Le grand cerf était immobile. A
l'orée déserte du bois, dans le silence et la pureté
de l'aube, il battait lentement des paupières,
haussait le mufle pour mieux toucher le glissement
frais de l'air matinal. L'homme pouvait voir se
dilater les ailes sombres de ses naseaux. Et peu à
peu, sans qu'il en eût conscience, ses propres
lèvres se mirent à battre, murmurèrent de confuses
paroles :
Te voilà. C'est vraiment toi, le Rouge. Plus beau
encore... Ah ! Ne bouge pas.
Il déplaçait lentement ses jumelles, le parcourait
de ses regards comme d'une caresse interminable :
les jambes fines, si longues, si nerveuses, la hampe
profonde que la naissante lumière mordore, le cou
large et velu qui pâlit un peu vers la gorge, et
surtout ce visage de bête, ces grands yeux pleins de
songe où il a pu voir autrefois, de tout près, se
refléter les branches des arbres et les nuages qui
passaient dans le ciel. Il murmurait :
Le plus beau de tous. Je le savais. Le roi de la
forêt.
Et puis les mots de son métier, qui renaissaient de
son enchantement même, montaient ainsi que des
offrandes vers la bête splendide et libre :
Cette perlure blanche, blanche comme des bourgeons
d'aubépine... Ces meules dures comme le rocher...
Et il parlait aussi de grandes branches, de ramures
ouvert dans le ciel, déployée comme le couronnement
d'un bel arbre. Ces mots qui lui venaient aux
lèvres, il ne les entendait même pas. Ce n'était
qu'un murmure à travers les battements de son coeur.
Il n'était que contemplation extasiée.
Quand le cerf recula sous les chênes, sortit du
champ de ses jumelles, ce fut en lui le sursaut
égaré d'un réveil. Il eut une seconde d'affolement,
mais aussitôt se ressaisit, chercha et retrouva des
yeux la silhouette rouge qui marchait sous les
chênes. Dès cet instant il se sentit lucide et fort,
maître de son coeur, de ses nerfs : et il ne fut
plus qu'à l'action.
Le Rouge marchait vers le fossé bordier. Il n'était
pas à deux cents mètres. L'homme remit ses jumelles
dans leur étui de cuir, appuya son front sur la
porte. Son champ visuel était assez vaste pour
embrasser tout à la fois le fossé que suivait le
Rouge, le vieux chemin, une large bande du taillis
où l'animal allait sans doute rentrer. Il le vit
franchir le fossé, sans sauter, s'arrêter sur le
bord du chemin pour épier et reprendre le vent. Il y
avait encore cent cinquante mètres jusqu'à la touffe
du prunellier qui masquait les jambes du grand cerf
; mais son encolure et sa tête se montraient à
découvert, et il lui paraissait si près qu'au moment
où il tourna les yeux du côté de la maison, il se
crut vu et s'écarta de la lucarne. Aussitôt le Rouge
diminua. Il l'apercevait toujours dans l'ouverture
en forme de trèfle qui entaillait la porte pleine,
mais prodigieusement lointain, au coeur d'un nimbe
de soleil qui trouait l'ombre du fenil comme une
étrange fleur dorée. Il rapprocha son front,
l'appuya de nouveau contre les planches vermoulues
et il revit la bête grandir, lever à découvert son
encolure et sa ramure derrière la touffe de
prunellier..."
Maurice GENEVOIX - La Dernière Harde.