Petit texte :
"C'est pourquoi, Lampédouze dit :
« Je suis un esprit positif. Je vois des carrés
et des ronds. Je mesure des cubes. Je sais comment
on fait l'acide sulfurique, ce qu'il y a dans la
plus petite cellule, le nombre d'électrons qui
tournent dans l'atome, le mécanisme net des maladies
mentales, la matérialité de ce qu'on nomme l'âme,
l'utilité de l'hydrogène et du carbone, et enfin
qu'on meurt tout à fait.
- Vous ne croyez donc pas au Mystère, Monsieur ?
Demande le marquis de Pampelonne.
- Tout se ramène à quelques cristallisations,
réplique ce brave Lampédouze. Les corps simples sont
limités. L'univers est clos. Le mystère est une
blague romantique.
Et le marquis de Pampelonne, se tournant gravement
vers la lumière douce où baigne le jardin, prononce
ces simples paroles !
- Monsieur, vous avez dit quelques sottises. Je ne
vous en veux pas, car j'ai le sentiment que vous
êtes un coeur honnête et que vous répétez, sans être
convaincu, la petite leçon que l'on vous a apprise.
Sachez donc cependant que le monde est plus grand
que vous ne croyez. Dieu sait si j'aime le soleil,
et les vieux Temples sur la mer, et la sagesse de
l'Intelligence ! Mais je sais respecter ce que
j'ignore et je mêle à ma religion le culte discret
du Mystère.
- Le Mystère ? Dit Lampédouze.
- Le Mystère, répond le vieux marquis de Pampelonne.
Car il est là, Monsieur, derrière votre chaise
(Lampédouze tourne la tête). Il domine partout ; il
pénètre dans tous les corps, comme l'éther subtil
des philosophes du Portique. Il contient une
puissance latente, et il pèse directement sur
quelques rares esprits préoccupés de sa présence
taciturne. Il anime en secret tous ceux qui, par
négligence ou parce qu'ils le nient, s'agitent bien
étourdiment sous ses regards attentifs, sans se
douter qu'il les contemple. S'il est l'empire des
chimères, il s'étend cependant sur nous, comme le
ciel illimité où passent les grands rêves. Il est
vain de penser qu'on peut en sonder le silence.
C'est lui qui nous enveloppe, qui nous envahit, qui
nous imprègne comme un fluide souple et léger,
jusqu'à faire de nous la forme la plus décevante de
son être. Parfois nous le devinons, grave et
discret, derrière les mobilités du voile de la vie.
Il est l'unique Réalité. Le méconnaître, c'est
ouvrir toute grande sur son âme, la porte basse de
la mort. L'aimer, c'est agrandir sa vie, l'étendre
au-delà des limites très illusoires du réel
apparent, plus loin que possible, et donner à chacun
de nos actes un signification universelle. »
Lampédouze est un peu ému. Il n'ose pas se l'avouer.
Il regarde dehors.
Le soir est infiniment tendre. De fines ailes roses
flottent dans l'air. Le ciel est pur. Les vases du
jardin tremblent sous la tonnelle. Les
chèvrefeuilles sentent bon. Le silence est pareil à
l'invisible Esprit qui passe en souriant sur le
seuil de nos âmes, dès que nous leur parlons avec
quelque tendresse..."
Pierre Lampedouze - Henri BOSCO