Petit texte :
"A l'heure où Antonello chargeait sa
mule, quelque part entre Asciano et Sienne, avant de
reprendre la route de Florence, Benozzo Gozzoli,
agenouillé dans l'une des cellules du couvent de San
Marco, semblait contempler un étrange spectacle.
Debout en haut d'un échafaudage qui lui faisait
toucher le plafond, un curieux pénitent récitait son
rosaire. Sa robe blanche était maculée de peinture,
son regard fixait la muraille vierge, semblant y
chercher le signe mystérieux d'un autre monde :
Giovanni da Fiesole priait, comme chaque matin,
avant de peindre. Deux pauvres lampes à huile et une
chandelle éclairaient la scène, faisant trembler les
ombres et briller les tonsures de deux jeunes moines
agenouillés près de Gozzoli.
Soudain l'oeil de l'Angelico s'éclaira.
- La peinture à fresque, mes frères, est la plus
belle, dit-il doucement. Je vous le répète chaque
jour, mais c'est qu'il faut chaque jour se rappeler
avec humilité que le travail que nous commençons
doit être achevé dans la journée. Quand ce mur sera
sec, il ne sera plus temps d'y poser son pinceau. Et
dites-vous qu'aujourd'hui, nous travaillons
peut-être pour des siècles. Je prie pour que notre
oeuvre, qui est celle du bon Dieu, acquière en
s'estompant avec le temps la douceur et la beauté
céleste.
Son pinceau, si fin qu'on le disait fait de cheveux
d'ange, commença alors à courir sur la surface
légèrement rugueuse, y laissant l'esquisse à peine
visible, mais qu'il était impossible de ne pas
identifier, de la Vierge et de l'Enfant. Bientôt, un
toit dont dont devinait le chaume, puis des
silhouettes, qui allaient devenir saint Pierre et
sainte Catherine d'Alexandrie se détachaient à leur
tour : la « Vierge entourée des saints »
prenait miraculeusement forme sous les doigts
habiles de l'Angelico.
Dans la pénombre du couloir, Benozzo Gozzoli
semblait présider à une cérémonie rituelle. Sous sa
directive, les deux jeunes moines apprentis
préparaient les couleurs pour le maître. A la lueur
d'une lampe fumeuse, le premier broyait le
travertin, y ajoutant parfois une trainée de colle.
L'autre novice écrasait des grenats et du cinabre
dans un mortier. C'était la cuisine des anges où
s'élaboraient les teintes qui allaient bientôt
couvrir la chaux mouillé du mur. Elles allaient y
perdre instantanément leur éclat, mais le
bienheureux frère Angelico connaissait exactement
l'intensité qu'elles retrouveraient en séchant. Car
l'Angelico savait tout : « Je peins avec le
bleu du Paradis », disait-il en étendant
l'azuline sur la robe de Marie.
Une journée commençait, semblable à celles d'hier et
d'avant-hier et pourtant différente. Gozzoli, qui
vénérait son maître, constatait, en le regardant
peindre, combien les scènes dont il décorait peu à
peu les murs du monastère se distinguaient les unes
des autres par leurs couleurs et leur composition.
Certes, on ne pouvait se méprendre sur l'identité de
l'artiste : il n'existait pas, dans toute l'Italie,
une autre main capable de donner à ses personnages
des visages et des attitudes exprimant autant la
sincérité de la foi, mais chaque fresque, chaque
tableau reflétait une inspiration qui variait au gré
d'une vie intérieure dont les impulsions lui
étaient, assurait-il, dictée par Dieu.
On disait que les élèves de Fra Angélico sortaient
transformés de sa fréquentation à la fois laborieuse
et paternelle. Cela avait été vrai pour Gentile da
Fabriano dont ses admirateurs assuraient que
« dans la peinture il avait la main semblable à
son nom » et pour Domenico di Michelino.
C'était vrai aussi pour Benozzo Gozzoli qui
s'imprégnait chaque jour davantage de l'enseignement
mystique du maître. A vingt-trois ans, l'ancien
compagnon des Imbrattaleli avait pourtant eu une
adolescence dissipée. Comme la plupart des jeunes
peintres de l'époque, il avait commencé par
apprendre à dessiner chez un orfèvre puis avait
délaissé l'établi pour tâter de la vie plus
aventureuse du sculpteur et du peintre. Il avait
travaillé un moment en qualité d'aide de Ghiberti
pour la seconde porte du baptistère de Florence et
avait commencé une vie de nomade sur les chantiers
d'Ombrie et du Latium. Grand, solide, le visage brut
de formes, il était le type même du jeune Florentin
tenté par l'aventure, qui ne s'encombrait guère de
scrupules. On l'aurait bien vu dans une ligne de
hallebardiers au service d'un condottiere. Il avait
préféré le pinceau et ne s'en trouvait pas mal,
jusqu'au moment où, mêlé à une rixe sanglante, il
avait dû quitter dans l'heure ses amis romains et
gagner Florence.
Peut-être serait-il devenu le mauvais garçon que ses
frasques et sa fuite précipitée annonçaient si le
hasard ne lui avait pas fait rencontrer le sculpteur
Gentini dont la bonté palliait le manque d'envergure
et qui, d'un passage rapide chez les novices de San
Domenico da Fiesole, avait gardé depuis sa jeunesse
l'affection de Fra Giovanni.
- Tu cherches un travail ? Avait-il dit à Gozzoli.
Va voir sans attendre mon ami Fra Angelico. Cosme de
Médicis lui a confié la décoration du monastère de
San Marco et il cherche un aide capable.
- Hélas ! Ma réputation n'est pas irréprochable.
Jamais Fra Angélico qui, dit-on, est un saint, ne
voudra de moi.
- Qu'en sais-tu ? C'est le propre des saints de
ramener les brebis égarées dans le troupeau. Il ne
te jugera que sur ton travail et ton talent !
C'est ainsi que Benozzo Gozzoli se retrouva un jour
à prier, contemplant, les larmes aux yeux, Fra
Giovanni déposer de son pinceau inspiré des anges
éblouissants sur les murs austères de San Marco."
Au temps où parlait la Joconde... -
Jean DIWO