Petit texte :
"Les dernières mesures du Boléro sont tendues,
violentes, presque insupportables. Cela monte,
emplit la salle, maintenant le public tout entier
est debout, regarde la scène où les danseurs
tourbillonnent, accélèrent leur mouvement. Des gens
crient, leurs voix sont couvertes par les coups de
tam-tam. Ida Rubinstein, les danseurs sont des
pantins, emportés par la folie. Les flûtes, les
clarinettes, les cors, les trompettes, les saxos,
les violons, les tambours, les cymbales, les
timbales, tous sont ployés, tendus à se rompre, à
s'étrangler, à briser leurs cordes et leurs voix, à
briser l'égoïste silence du monde.
Ma mère, quand elle m'a raconté la première du
Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et
les sifflets, le tumulte. Dans la même salle,
quelque part, se trouvait un jeune homme qu'elle n'a
jamais rencontré, Claude Lévi-Strauss. Comme lui,
longtemps après, ma mère m'a confié que cette
musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que
signifiait pour sa génération cette phrase répétée,
serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le
Boléro n'est pas une pièce musicale comme les
autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire
d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la
violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour
les survivants étourdis.
J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune
fille qui fût malgré elle une héroïne à vingt ans."
JMG LE CLEZIO – Ritournelle de la
faim