Petit texte :
"Soudain une autre espèce de bruit jaillit du côté
de l'arête sud, où d'énormes feuillets de gneiss
s'entassent les uns sur les autres en portants de décor. Un son
à la fois amorti et percutant. C'est une grosse pierre qui vient
de faire mouche sur le névé. A la même seconde plusieurs
silhouettes fourchues se profilent sur le ciel à moins de cinquante
mètres, à la fois souples et massives. Les bouquetins.
D'abord de jeunes adultes de quatre ou cinq ans. Puis d'autres personnages
plus âgés, ceux-ci lourdement coiffés d'un double
hennin de corne puissamment recourbé vers l'échine, débouchent
à la queue leu leu sur le fil et flairent le vent avec nonchalance.
Les voici donc bien vivants sous nos yeux, ces bouquetins rugueux et
magnifiques, antiques témoins de l'aventure humaine, car leurs
silhouettes apparaissent déjà sur les gravures pariétales
vieilles de vingt mille ans. Mais cette présence est presque
un miracle. Décimés depuis des siècles par une
chasse d'autant plus âpre que leurs dépouilles étaient
à la fois recherchées pour des raisons culinaires, magiques
ou thérapeuthiques, les bouquetins furent sauvés par un
édit de protection datant de 1821, puis par la création
de la réserve royale du Grand Paradis en 1856, enfin par de généreuses
initiatives, comme celle d'Andréa Rauch, simple garde à
Pontresina dans l'Engadine, qui parvint de son côté à
reconstituer des hardes importantes sur les flancs des Piz Albris et
Linguards.
Peut-être n'est-il pas inutile de bien marquer les différences
qui séparent les chamois, très connus, des bouquetins
qui le sont moins. Les premiers (Rupricapra rupricapra L.)
sont intermédiaires entre les antilopes et les chèvres
probablement émigrées en altitude à la fin de la
période glaciaire. Les seconds (Capra ibex L.) sont
les véritables boucs sauvages de rocher, parfaitement adaptés
à cette rude existence parmi les abîmes et les frimas.
Les documents reproduits dans cet ouvrage remplaceront avantageusement
de plus longues descriptions. Outre la différence évidente
des cornes, on peut remarquer l'allure beaucoup plus massive du bouquetin,
donnant à la fois l'impression d'une grande force et d'une certaine
lourdeur ; laquelle n'est d'ailleurs qu'illusoire, car son habilité
à franchir les plus mauvais passages ne le cède en rien
à celle du chamois. Il est en tout cas plus résistant,
et se prélasse encore à haute altitude, dans les bises
coupantes d'arrière-automne, quand les chamois se sont déjà
réfugiés depuis belle lurette à la lisière
des forêts. Enfin, ayant eu de nombreuses occasions de l'approcher
et de l'observer de très près, j'ai tendance à
le considérer comme plus intelligent que le chamois, bête
fine, trépidante, perpétuellement sur le qui-vive, saisie
de panique à tout propos et hors de propos. Le bouquetin, lui,
réfléchit visiblement avant d'agir, ne se déplace
qu'avec une honorable pondération, et cesse de s'émouvoir
s'il se rend compte que le visiteur n'a pas d'intentions agressives.
Il se contente alors de maintenir poliment mais fermement ses distances,
broutant du bout des dents, guignant de l'oeil, un oeil très
méphistophélique, et réglant sans en avoir l'air
son allure sur la vôtre. Sa grande manifestation de mauvaise humeur,
c'est de souffler trois ou quatre fois d'une narine méprisante
du côté du gêneur, puis d'emettre une sorte de bref
chuintement dont le sens à la longue devient aussi limpide qu'une
eau de source. La chose signifie : "Allez-vous bientôt
me laisser en paix ?" Traduction expurgée, cela va sans
dire.
Cependant la harde sur l'arête humait l'abîme de ses larges
naseaux. Puis deux jeunes esquissèrent "une féroce
bataille". Dressés sur leurs pattes de derrière,
ils se laissaient retomber à la même seconde tête
contre tête. Et le choc des deux fronts cuirassés de corne
claquait comme une pétoire. Mais c'était, bien sûr,
un combat pour rire. Car c'est au début de l'hiver, à
l'époque du rut, qu'ont lieu les vraies bagarres entre mâles.
Puis toute la bande s'éclipsa derrière le promontoire
avec la soudaineté de marionnettes. Je m'aperçus alors
d'une nouvelle présence. A quelque distance, en pleine falaise
déjà chauffée à blanc par le soleil, un
vieux mâle, solitaire, formidablement encorné et boitant
bas, se hissait péniblement de prise en prise vers le plateau
supérieur. Son souffle rauque traversait l'étroit vallon.
On l'appelait le "Philosophe"."