Petit texte :
"Oscar se leva pour ajouter une branche de sapin. Elle crépita
d'abord comme un bouquet d'artifices, puis jeta des flammes dont la
scène se trouva une ou deux minutes illuminée. Les poules
s'agitèrent sur leur perchoir. Un chat sorti on ne sait d'où
se glissa entre les filles et miaula. Ensuite la flambée déclina
par saccades ; les ombres se gonflèrent au fond de la salle,
sautant d'un bord à l'autre suivant les reprises et les abandons
du feu. Enfin tout retomba dans des ténèbres rougeoyantes
au centre desquelles respiraient cinq personnages et leurs rêves.
Un moment après, Siméon déplia une jambe engourdie,
et juste au même instant la Grappine se remit à chanter.
Elle était assise d'une hanche, le buste droit, etayée
sur un bras, observant les braises. Drôle de chanson !
Elle ne ressemblait pas plus à celles de la vallée qu'un
volcan de Sicile au dôme de Jouve, ou bien une charrette solaire
au vieil attelage du père Oltresaxo... Une sorte de mélopée,
deux, trois notes, abondante en voyelles coupée de long silences.
Puis Sarah relança sur un son de gorge rauque, la bouche presque
close, les lèvres remuant à peine, les yeux toujours braqués
vers le même point du foyer, mais regardant pour ainsi dire au-dedans
d'elle-même, tournée vers un royaume intérieur.
Oscar et ses soeurs ne paraissaient pas vraiment vivants, plutôt
des figures de cire. Seule la poitrine de Léa palpitait, faible,
irrégulière. On voyait ce remuement de profil, sous la
toile du caraco. Le chat jaune s'était eclipsé.
Siméon entrait sans y prendre garde, sans le moindre effort,
dans une nouvelle mesure du temps. Il lui semblait à présent
ne plus avoir à vivre, à déchiffrer les choses,
mais être cotoyé par elle... immobile, paisible, tandis
que les secondes, les minutes fuyaient à toute allure, se fendant
pour l'éviter. Rien ne remuait en lu à perte d'horizon,
sauf les lointains coups de pioche du coeur.
Le chant devenait plus haut, pressant, non plus complainte mais appel
incantatoire, troué de silences où des lambeaux de pensée
s'engouffraient... Puis Sarah commença de remuer. D'abord un
mouvement imperceptible, un simple frémissement des ombres. Ensuite
le balancement prit de l'amplitude, d'arrière en avant, d'avant
en arrière, à la mesure d'une formule qu'elle scandait
avec son corps. On ne pouvait isoler un mot, préciser un sens
dans cette kyrielle de sons ; pas un langage humain, mais quelque chose
d'intermédiaire entre la phrase articulée, l'appel animal,
le froissement des eaux, de la terre fécondées par les
souffles. Pourtant naissait peu à peu une sorte de chuintement
modulé. Il voulait forcer, contraindre... Ainsi du moins l'imagina
Siméon quand par la suite il tâcha d'y réfléchir.
Plus tard encore sa propre inertie l'étonna. Comme si toute volonté
l'eût abandonné, qu'il eût à rendre témoignage
d'un rite étrange, périlleux, auquel il se trouvait mêlé
sans pouvoir d'intervention. Simplement il se trouvait là, et
ailleurs. Indifférent, mais les sens en alerte... De noires contradictions
debout côte à côte en lui-même.
A présent le buste de la femme oscillait avec tant de force qu'elle
touchait presque du frot contre les dalles ; son visage ruisselait.
Léa, l'innocente d'avant la chute, persistait à sourire.
Mais le garçon, surtout Rita, faisaient peur à cause de
leurs yeux élargis qui n'enregistraient rien de visible. Avec
une lenteur extrême, la cadette tira sur ses jambes une loque
bariolée dont les plis se déformaient au même rythme
insolite ; les hardes et la fille baignaient dans un temps plus lourd,
visqueux. Puis il se passa des choses.
Les oscillations décrurent, s'arrêtèrent, la mélopée
se réduisit à un murmure, mourut tout à fait. La
Toussus s'immobilisa dans une position bizzare, en perte d'équilibre,
penchée en avant, attentive. Le point qu'elle fixait depuis si
longtemps parmi les charbons et les cendres brillait davantage on eût
dit ranimé par le jet d'une soufflerie. Cette tache d'abord de
la grosseur d'une pièce de monnaie s'étala, une sorte
de marée avec des vagues, des retraites, d'étranges variations
d'intensité, mais gagnant toujours en force, en éclat,
creusant dans l'épaisseur du bois, tandis que d'autres morceaux
irradiaient par simple contact. Pour finir, il se forma un noeud d'incandescence
au centre duquel palpitaient des formes, d'où sortaient murmures,
sifflements. Puis une lanière de feu jaillit au ras des pierres,
suivie d'autres qui s'élançaient en éventail, se
rétractaient, s'étiraient à nouveau. Elles dardaient
des têtes précédées de langues bifides. Ce
n'étaient pas de vraies flammes.
Sarah, rejetée en arrière, parlait d'une voix basse, monotone.
Une suite de mots revenant dans le même ordre, comme un manège,
une formule stridente qui se mordait la queue. Soudain elle lança
une main par-dessus les têtes ; elles se dressèrent avec
fureur, pointèrent mais sans pouvoir l'atteindre. Ainsi un long
moment.
Elle remua cette main et peu à peu domptées les têtes
s'unirent, formèrent une sorte d'hydre, d'anémone aux
tentacules verts, dorés, mauves qui oscillait à son gré.
Elle prolongea cette épreuve afin d'assurer sa puissance, réduire
l'adversaire à merci. Et l'un après l'autre les élémentaires
s'aplatirent, annulés.
Alros elle poussa dans l'âtre une nouvelle ramée de sapin,
et le décor changea. Un rideau brûlant monta presque jusqu'aux
poutres, puis s'écarta sur un vrai ballet d'opéra. Des
silhouettes portant bonnets pointus de pénitents, bonnets d'autodafé,
bonnets à cornes, becs étincelants, jambe de coq, dansèrent
une gigue avec ardeur, deux par deux, trois par trois. Cette foule se
hérissa peu à peu de hallebardes tandis qu'un château
à créneaux et tourelles s'érigeait au centre du
brasier. Il fut pris d'assaut, s'effondra, et le parti vainqueur planta
sur les décombres fumants des oriflammes.
D'autres brassées firent naitre une ville de soufre et d'or,
des cavalcades, des chevelures, une pluie de poignards, de comètes.
Au terme de chaque métamorphose on voyait la femme fouiller les
cendres, retirer un objet singulier, une sorte de racine qui ne se consumait
jamais. Elle la rejetait en marmonnant, traçant des signes. D'autres
hiéroglyphes phosphorescents couraient à toute allure
sur les écorces calcinées. La dernière apparition
parut à nouveau reptilienne, une vraie vouivre avec l'escarboucle
en plein front, crachant les sept couleurs du prisme. Cette ultime bataille
fut longue, mais le monstre à la fin s'effondra sur lui-même,
retourna au chaos dont il était issu ; et seule parmi les collines
de cendre, l'escarboucle continuait à lancer des feux, s'ouvrait
et se fermait comme un oeil, fixant Siméon.
Des ténèbres épaisses coulaient dans la salle.
On discernait à peine la tache des mains, des visages, celle
du torse de Léa, car la simple, souffrant de l'intense chaleur,
venait de se dépouiller jusqu'à la taille. Sa mère
n'était qu'une masse sombre d'où montait un halètement.
Oscar et Rita semblaient dormir. Des coups ébranlaient la porte,
si violents qu'ils forcèrent la profonde inattention du fils
d'Antoine. Il remonta à la surface de lui-même, réintégra
sa propre peau, et d'un effort de volonté se remit sur ses jambes.
Elles pesaient comme du granit. Il traversa la pièce en titubant.
Il fourragea dans l'ombre, saisit la barre, tira. Mais derrière
il ne vit personne, demeura éberlué sur le seuil car la
neige volait autour de lui en bourres épaisses. Tout à
l'heure encore la pluie ; à présent la neige et ses mystères
de silence. Elle tenait déjà au sol.
Sûr qu'il était minuit passé.
L'air frais, coupant, chassait les phantasmes de cette veillée
surprenante... La Sarah tout de même... La Grappine... Peut-être
que les gens n'avaient pas si tort ? que c'en était une vraie
?
Rien ne bougeait du côté de l'âtre où brillait
encore l'escarboucle. On n'entendait que la forte respiration de la
femme. Il sursauta car le chat jaune revenait se frotter contre lui.
Et soudain il eut peur. Ce n'était pas glorieux pour un homme
si grand, si fort qui n'avait jamais tremblé ; mais de certaines
choses sans doute qu'il vaut mieux conserver la peur. Il crevait aussi
de soif. Il devait avoir la fièvre.
Il referma sans bruit la porte et s'éloigna, levant des galoches
blanches à chaque pas. Au bout de vingt mètres, il se
souvint d'avoir oublié la lanterne mais ça ne lui disait
rien de retourner, rien du tout. Et puis cette neige nouvelle éclairait
assez pour le départ du sentier.
Dans la maison du torrent, Sarah se redressait avec peine. Elle se mit
à remuer dans les tisons de ses mains nues et trouva ce qu'elle
cherchait : une racine en forme humaine que la vouivre elle-même
n'avait pu détruire..."
Samivel
- Le Fou d'Edenberg