Mardi 7 octobre 2008
Dernières images du site "Rencontres Sauvages" : 135
Si cette page ne s'affiche pas correctement, cliquez [ici]


Mouettes rieuses en vol

Lac de Remoray (Haut-Doubs)
dimanche 14 septembre 2008 et jeudi 1er novembre 2007




Petit texte :

"Oscar se leva pour ajouter une branche de sapin. Elle crépita d'abord comme un bouquet d'artifices, puis jeta des flammes dont la scène se trouva une ou deux minutes illuminée. Les poules s'agitèrent sur leur perchoir. Un chat sorti on ne sait d'où se glissa entre les filles et miaula. Ensuite la flambée déclina par saccades ; les ombres se gonflèrent au fond de la salle, sautant d'un bord à l'autre suivant les reprises et les abandons du feu. Enfin tout retomba dans des ténèbres rougeoyantes au centre desquelles respiraient cinq personnages et leurs rêves.
Un moment après, Siméon déplia une jambe engourdie, et juste au même instant la Grappine se remit à chanter. Elle était assise d'une hanche, le buste droit, etayée sur un bras, observant les braises. Drôle de chanson !
Elle ne ressemblait pas plus à celles de la vallée qu'un volcan de Sicile au dôme de Jouve, ou bien une charrette solaire au vieil attelage du père Oltresaxo... Une sorte de mélopée, deux, trois notes, abondante en voyelles coupée de long silences. Puis Sarah relança sur un son de gorge rauque, la bouche presque close, les lèvres remuant à peine, les yeux toujours braqués vers le même point du foyer, mais regardant pour ainsi dire au-dedans d'elle-même, tournée vers un royaume intérieur.
Oscar et ses soeurs ne paraissaient pas vraiment vivants, plutôt des figures de cire. Seule la poitrine de Léa palpitait, faible, irrégulière. On voyait ce remuement de profil, sous la toile du caraco. Le chat jaune s'était eclipsé.
Siméon entrait sans y prendre garde, sans le moindre effort, dans une nouvelle mesure du temps. Il lui semblait à présent ne plus avoir à vivre, à déchiffrer les choses, mais être cotoyé par elle... immobile, paisible, tandis que les secondes, les minutes fuyaient à toute allure, se fendant pour l'éviter. Rien ne remuait en lu à perte d'horizon, sauf les lointains coups de pioche du coeur.
Le chant devenait plus haut, pressant, non plus complainte mais appel incantatoire, troué de silences où des lambeaux de pensée s'engouffraient... Puis Sarah commença de remuer. D'abord un mouvement imperceptible, un simple frémissement des ombres. Ensuite le balancement prit de l'amplitude, d'arrière en avant, d'avant en arrière, à la mesure d'une formule qu'elle scandait avec son corps. On ne pouvait isoler un mot, préciser un sens dans cette kyrielle de sons ; pas un langage humain, mais quelque chose d'intermédiaire entre la phrase articulée, l'appel animal, le froissement des eaux, de la terre fécondées par les souffles. Pourtant naissait peu à peu une sorte de chuintement modulé. Il voulait forcer, contraindre... Ainsi du moins l'imagina Siméon quand par la suite il tâcha d'y réfléchir.
Plus tard encore sa propre inertie l'étonna. Comme si toute volonté l'eût abandonné, qu'il eût à rendre témoignage d'un rite étrange, périlleux, auquel il se trouvait mêlé sans pouvoir d'intervention. Simplement il se trouvait là, et ailleurs. Indifférent, mais les sens en alerte... De noires contradictions debout côte à côte en lui-même.
A présent le buste de la femme oscillait avec tant de force qu'elle touchait presque du frot contre les dalles ; son visage ruisselait. Léa, l'innocente d'avant la chute, persistait à sourire. Mais le garçon, surtout Rita, faisaient peur à cause de leurs yeux élargis qui n'enregistraient rien de visible. Avec une lenteur extrême, la cadette tira sur ses jambes une loque bariolée dont les plis se déformaient au même rythme insolite ; les hardes et la fille baignaient dans un temps plus lourd, visqueux. Puis il se passa des choses.
Les oscillations décrurent, s'arrêtèrent, la mélopée se réduisit à un murmure, mourut tout à fait. La Toussus s'immobilisa dans une position bizzare, en perte d'équilibre, penchée en avant, attentive. Le point qu'elle fixait depuis si longtemps parmi les charbons et les cendres brillait davantage on eût dit ranimé par le jet d'une soufflerie. Cette tache d'abord de la grosseur d'une pièce de monnaie s'étala, une sorte de marée avec des vagues, des retraites, d'étranges variations d'intensité, mais gagnant toujours en force, en éclat, creusant dans l'épaisseur du bois, tandis que d'autres morceaux irradiaient par simple contact. Pour finir, il se forma un noeud d'incandescence au centre duquel palpitaient des formes, d'où sortaient murmures, sifflements. Puis une lanière de feu jaillit au ras des pierres, suivie d'autres qui s'élançaient en éventail, se rétractaient, s'étiraient à nouveau. Elles dardaient des têtes précédées de langues bifides. Ce n'étaient pas de vraies flammes.
Sarah, rejetée en arrière, parlait d'une voix basse, monotone. Une suite de mots revenant dans le même ordre, comme un manège, une formule stridente qui se mordait la queue. Soudain elle lança une main par-dessus les têtes ; elles se dressèrent avec fureur, pointèrent mais sans pouvoir l'atteindre. Ainsi un long moment.
Elle remua cette main et peu à peu domptées les têtes s'unirent, formèrent une sorte d'hydre, d'anémone aux tentacules verts, dorés, mauves qui oscillait à son gré. Elle prolongea cette épreuve afin d'assurer sa puissance, réduire l'adversaire à merci. Et l'un après l'autre les élémentaires s'aplatirent, annulés.
Alros elle poussa dans l'âtre une nouvelle ramée de sapin, et le décor changea. Un rideau brûlant monta presque jusqu'aux poutres, puis s'écarta sur un vrai ballet d'opéra. Des silhouettes portant bonnets pointus de pénitents, bonnets d'autodafé, bonnets à cornes, becs étincelants, jambe de coq, dansèrent une gigue avec ardeur, deux par deux, trois par trois. Cette foule se hérissa peu à peu de hallebardes tandis qu'un château à créneaux et tourelles s'érigeait au centre du brasier. Il fut pris d'assaut, s'effondra, et le parti vainqueur planta sur les décombres fumants des oriflammes.
D'autres brassées firent naitre une ville de soufre et d'or, des cavalcades, des chevelures, une pluie de poignards, de comètes. Au terme de chaque métamorphose on voyait la femme fouiller les cendres, retirer un objet singulier, une sorte de racine qui ne se consumait jamais. Elle la rejetait en marmonnant, traçant des signes. D'autres hiéroglyphes phosphorescents couraient à toute allure sur les écorces calcinées. La dernière apparition parut à nouveau reptilienne, une vraie vouivre avec l'escarboucle en plein front, crachant les sept couleurs du prisme. Cette ultime bataille fut longue, mais le monstre à la fin s'effondra sur lui-même, retourna au chaos dont il était issu ; et seule parmi les collines de cendre, l'escarboucle continuait à lancer des feux, s'ouvrait et se fermait comme un oeil, fixant Siméon.
Des ténèbres épaisses coulaient dans la salle. On discernait à peine la tache des mains, des visages, celle du torse de Léa, car la simple, souffrant de l'intense chaleur, venait de se dépouiller jusqu'à la taille. Sa mère n'était qu'une masse sombre d'où montait un halètement. Oscar et Rita semblaient dormir. Des coups ébranlaient la porte, si violents qu'ils forcèrent la profonde inattention du fils d'Antoine. Il remonta à la surface de lui-même, réintégra sa propre peau, et d'un effort de volonté se remit sur ses jambes. Elles pesaient comme du granit. Il traversa la pièce en titubant.
Il fourragea dans l'ombre, saisit la barre, tira. Mais derrière il ne vit personne, demeura éberlué sur le seuil car la neige volait autour de lui en bourres épaisses. Tout à l'heure encore la pluie ; à présent la neige et ses mystères de silence. Elle tenait déjà au sol.
Sûr qu'il était minuit passé.
L'air frais, coupant, chassait les phantasmes de cette veillée surprenante... La Sarah tout de même... La Grappine... Peut-être que les gens n'avaient pas si tort ? que c'en était une vraie ?
Rien ne bougeait du côté de l'âtre où brillait encore l'escarboucle. On n'entendait que la forte respiration de la femme. Il sursauta car le chat jaune revenait se frotter contre lui. Et soudain il eut peur. Ce n'était pas glorieux pour un homme si grand, si fort qui n'avait jamais tremblé ; mais de certaines choses sans doute qu'il vaut mieux conserver la peur. Il crevait aussi de soif. Il devait avoir la fièvre.
Il referma sans bruit la porte et s'éloigna, levant des galoches blanches à chaque pas. Au bout de vingt mètres, il se souvint d'avoir oublié la lanterne mais ça ne lui disait rien de retourner, rien du tout. Et puis cette neige nouvelle éclairait assez pour le départ du sentier.
Dans la maison du torrent, Sarah se redressait avec peine. Elle se mit à remuer dans les tisons de ses mains nues et trouva ce qu'elle cherchait : une racine en forme humaine que la vouivre elle-même n'avait pu détruire...
"

Samivel - Le Fou d'Edenberg



Voir la liste des anciens numéros de "Dernières Images" (les archives) : cliquez [ici]

Site internet : Rencontres sauvages

Me contacter : pascal@pascal-marguet.com

Calendrier 2008 : Pour le télécharger directement au format pdf (900 ko), cliquez [ici]

 

Pour vous désinscrire, vous pouvez m'envoyer un e-mail (en répondant à ce message) avec pour objet "désinscription",

ou en cliquant

[ici]