Petit texte :
"Le désert
Ne
demande pas ce que l'amour peut faire ou créer !
Regarde seulement les couleurs du monde.
L'eau de la rivière coule dans toutes les rivières en
même temps.
La vérité vit dans la face du soleil.
RUMI,
Mathnawi, livre premier.
Il
n’y a pas de plus grande émotion que d’entrer dans
le désert. Aucun désert ne ressemble à un autre,
et pourtant, chaque fois le cœur bat plus fort.
Ensemble nous avons fréquenté quelques déserts,
en Amérique particulièrement. Les étendues de White
Sands, au Nouveau-Mexique, et surtout le désert de Sonora, au
Mexique, brûlant, avec des passages au-dessous du niveau de la
mer, un température aux limites du tolérable. L'étendue
ocre, entre Mexicali et Sonoita, le désert lunaire de la Basse-Californie,
ou la zone du Silence, dans le désert de Mapimi, près
de Jimenez, où le sol est jonché de débris de météorites.
A partir du Draa, on entre vraiment dans le Sahara. La rive sud du grand
fleuve est un escarpement qui fait changer de monde. D’un côté
la vallée brumeuse, qui porte les traces de l’occupation
humaine ; de l’autre, un socle dur, semé de pierres
noires aiguës. Etrange voyage que celui de Vieuchange, qui donna
sa vie sur cette route pour atteindre la ville de Smara, pour être,
comme il l’écrit dans ses carnets, “ le premier
de sa race ” à y entrer. Pourtant, malgré tout
ce qui nous sépare (et d’abord la facilité de notre
voyage) nous partageons son émotion, son impatience.
Le plateau de Gadda est bien tel qu’il l’a vu, sans fin,
monotone, presque sépulcral, d’une beauté hors de
la mesure humaine. Minéral : au fur et à mesure qu’on
avance vers le Sud, la végétation rase des abords du Draa
s’amenuise, se fait plus chétive, plus noire, jusqu’à
être réduite à néant. La route suit des sortes
de couloirs, des stries, des rainures. Au loin, les collines de pierres
sont bleues, irréelles : des cuestas, des dunes, des glacis
de sable. A certains endroits, la terre brille comme s’il y avait
une gloire sous le ciel gris. Nulle part ailleurs nous ne nous sommes
sentis aussi près du socle du monde, aussi proches de la dureté
éternelle dont on dit qu’elle prendra un jour la forme
d’un immense aérolithe de fer. Et pourtant aussi touchés
par la lumière, par le soleil. Comme si nous étions des
insectes collés à une gigantesque vitre, pris entre les
deux plaques abrasives de la terre et du ciel.
Paysage du vent, du vide.
Pays usé dont l’eau s’est retirée un jour,
laissant à nu les fonds, les anciennes plages, les chenaux, les
traces de coups des vagues cognant contre les falaises.
L’eau est partout : tandis que nous roulons sur cette route
rectiligne, elle apparaît dans le lointain, elle brille. De grands
lacs tranquilles, légers, couleur de ciel, de longs bras transparents
qui s’ouvrent devant nous et se referment après nous. C’est
l’eau de nos rêves. Nous croyons voir des échassiers,
ou bien des maisons, des silhouettes au bord de ces oasis. Les légendes
des Gens des nuages parlent de ces pluies (confirmées par les
études géologiques) qui ravagèrent la terre il
y a des milliers d'années, alors que l'homme n'était encore
qu'une frêle silhouette fugitive dans ce paysage. Des pluies si
violentes qu'elles arrachèrent des blocs de montagnes, ouvrirent
des vallées, et poussèrent jusqu'à la mer des rochers
de silex grands comme des immeubles.
C'est bien de ce paysage que rêvait Jemia. Ce pays qu'elle porte
sans doute dans sa mémoire génétique, et qu'elle
a cru reconnaître la première fois qu'elle est allée
au Nouveau-Mexique, dans la vallée du Rio Grande ou Rio Puerco,
l'immensité aux couleurs de sable et d'ocre, les mesas bleues
des Indiens, et le ciel sans limites, semé de nuages mousseux.
Maintenant elle le retrouve, elle le prend en elle, elle l'interroge.
A chaque instant, sur cette terre plate, il y a du nouveau. Des plaques
d'argile blanche, des coulées de sable blond, rose, gris, des
cendres, des barres noires fossiles. Les rochers usés par un
vent vieux de milliers d'années. Jemia s'est tue toute cette
journée : c'est son pays, le pays le plus ancien, et en même
temps le plus jeune, une terre que l'âge des hommes n'a pas marquée.
La Gadda est un passage vers la mémoire, un seuil, un goulet
pour entrer dans l'autre monde.
Ici, le temps n'est plus le même. Il faut se dépouiller,
se laver pour entrer dans le domaine de la mémoire..."
JMG
et Jémia Le Clézio - Gens des nuages
...texte
que j'ai déjà édité sur mon site (dans
le livret virtuel sur l'exposition "Terre"
et dans la rubrique sur le Hoggar).