Petit texte :
"Annoncée par de sonores coups de gongs, la course
commence. Deux bateaux dont tout l'avant est fait
d'une tête de dragon fièrement levée qui crache de
l'or quittent la ligne de départ. D'allure de plus
en plus vive, bannières au vent, ils remontent le
fleuve à contre-courant. Leur marche est scandée par
le bruit assourdissant des tambours et par le
ahanement ininterrompu des rameurs : "Hang-yo,
hang-yo !..." Debout derrière la tête du dragon, le
crâne cerné d'un foulard rouge, le meneur exhorte
les rameurs. Torses nus, peinturlurés de signes
d'écailles, ceux-ci n'oublient pas qu'ils sont des
descendants du Dragon. En ce jour exceptionnel, ils
se découvrent dragons eux-mêmes. Pris par l'ivresse,
chacun se donne à corps perdu, s'efforce de
surmonter l'effort qui l'asphyxie, et contribue à
déclencher, entre vagues et nuages, la grande
rythmique originelle.
Dao-sheng, qui est venu en seulement en badaud, se
laisse aussi empoigner par l'ébranlement général.
D'anciens souvenirs lui remontent à la gorge, lui
réchauffent le sang. Il se revoit sur les digues
brisées parmi les forçats qui tentent de les
colmater. Leurs torses nus forment un rempart
dérisoire contre l'assaut des flots, plus féroces
que des fauves déchaînés. Combien sont ceux qui, ne
sachant pas nager, ont été emportés comme fétus par
pelletées entières ! Ah, ne pas savoir nager, ce
doit être le cas de beaucoup de ces rameurs ! Ces
descendants du Dragon, transformés depuis longtemps
en paysans terriens, ne sont plus capables de
composer des jeux fantastiques. Leur destin n'en
dépend pas moins de l'élément eau. Toute l'année ne
vivent-ils pas dans l'attente du précieux liquide,
lequel se plaît à jouer avec eux le jeu de la vie et
de la mort ? En quantité adéquate, l'eau leur assure
le bonheur. Insuffisante ou excessive, elle provoque
sécheresse ou inondations. Elle est devenue une
divinité capricieuse que l'homme vénère avec amour
et crainte. Cette fête, cette course même sont là
pour en témoigner. Qu'à l'origine, à l'occasion de
la mort du poète Qu Yuan dans le fleuve Milo, on ait
fondé cette fête montre tout le sens que les hommes
y attachent. Qu Yuan, le premier poète connu de
Chine, loyal serviteur du royaume, a connu la
disgrâce du fait de son souverain corrompu. En exil,
il est devenu le chantre de sa terre. Ses longs
chants de lamentation, transmués en une imploration
des divinités, étaient connus de tout le peuple. En
se jetant dans la rivière Milo, il a accompli le
geste sacrificiel qui renoue par l'eau l'alliance de
la Terre et du Ciel.
Le poète symbolise la vénération des hommes pour la
juste Voie. En célébrant sa mémoire, on célèbre le
triomphe de la vie. Pas étonnant que, en mangeant
des galettes de riz et poissons frais - initialement
destinés à être jetés dans l'eau, afin d'appâter les
monstres marins et épargner le corps du poète
sacrifié -, les hommes retrouvent force et
confiance. Ces humbles paysans qui d'ordinaire, sous
la pression des gouvernants et pour les besoins des
travaux des champs, ont l'habitude de courber
l'échine recouvrent ici leur dignité. Leurs muscles,
tout en saillie, luisent d'eau et de lumière. On
dirait que ramant, soufflant et ahanant, ils ont
jeté tous les carcans par-dessus bord et que,
l'espace d'un après-midi, esprits humains et esprits
divins mêlés, ils accèdent à une sorte de
souveraineté extatique. Fils du Dragon, point ne
faut les mépriser ! Si les puissants de ce bas monde
trahissent leur mandat du Ciel, ils se soulèveront.
La vie harmonieuse est leur rêve ; la rebellion,
aussi, est à leur portée. Songeant à tout cela,
Dao-sheng pense à lui-même. Ces interrogations et
ces réflexions, tant de fois ressassées, lui
reviennent une fois encore. N'a-t-il pas lui-même
été un rebelle ? Après son évasion, il a vécu une
courte période en eaux troubles, puis une longue
période chez les moines taoïstes sans réussir à se
plier à leur discipline. Il s'en est suivi une vie
d'errance où, en dépit de l'exercice d'un métier, il
était mû par la quête d'un ailleurs. Et finalement,
la quête a rencontré son but, est devenue une
discipline, celle de l'amour, qui vient de
l'intérieur, selon son coeur. Peut-être, là encore,
demeure-t-il un rebelle, puisque lui comme la femme
aimée n'ont jamais obéi à l'ordre conventionnel, ne
font rien selon la loi commune..."
François CHENG - L'Eternité n'est pas de
trop