Petit texte :
"Les Bélugas
A Montréal, c'est facile d'oublier le
fleuve. Tout lui tourne le dos. Sa principale
utilité, outre portuaire, semble de fournir un
occasion aux promoteurs de construire des ponts et,
subséquemment, au banlieusards ou encore aux Mohawks
de les bloquer...
Le Saint-Laurent est pourtant ce qui nous définit.
Les Québecois vivent tous non loin de sa rive nord
ou de sa rive sud, et certains, comme à Montréal,
vivent même en son beau milieu. Jamais nous ne
manifesterons assez de gratitude envers ce
majestueux cours d'eau qui se dessine nettement sur
toutes les cartes du monde. Sur une mappemonde qui
n'aurait pas de frontières, essayez de situer
précisément le Kazakhstan, l'Oklahoma ou le Tchad,
sans oublier la mystérieuse frontière entre
l'Alberta et la Saskatchewan. Mais le Québec saut
aux yeux ; c'est cette péninsule qui tire
facétieusement sa langue d'Anticosti pour faire la
grimace à Terre-Neuve.
Et puis, de ce fleuve qui est toujours plus qu'une
rivière mais qui ne devient jamais tout à fait la
mer, on peut évoquer bien des comparaisons
symboliques. Ancré en Amérique mais encore tourné
vers l'Europe, le fleuve est un estuaire où vivent
des créatures qui ne peuvent exister que dans ce
milieu. D'où l'importance, d'ailleurs de le
protéger...
Partout ailleurs dans le monde, je suis en voyage.
Il n'y a que sur les bords du fleuve que je puisse
me sentir véritablement en vacances. Au fil des
années, je tente même de m'établir une sorte de
rituel tourné autour du fleuve. Les étapes sacrées
du pélerinage qu j'ai arrêtées jusqu'à présent
consistent à mettre au moins un orteil dans l'eau du
fleuve, à faire un feu, à toucher un phare, à manger
au moins une fois dans un établissement de hot dogs
et de patates frites qui a déjà été un véhicule, à
débouler les dunes à Tadoussac et à voir au moins
une baleine ou un béluga.
Le béluga est une singulière créature. Ses formes
toutes arrondies et sa blancheur lui donnent un aire
de bocconcini*. Et son petit sourire
innocent n'est pas sans rappeler la bouille des
trisomiques. L'été dernier, j'étais au Gibârd, à
Tadoussac, et je tentais d'exprimer cette image à
deux amies. Sans doute affectées qu'elles étaient de
quelques relents de rectitude politique, elles
réfutaient ma comparaison jusqu'à ce que se pointe
justement au bar un sympathique trisomique arborant
fièrement un t-shirt avec des bélugas
dessus. On en rit encore... ça fitait
tellement : CQFD.
Ce qui n'empêche pas que l'observation des bélugas
soit une expérience métaphysique des plus profondes.
Nous y sommes allés d'ailleurs le lendemain. Nous
étions sur le pont du Valère-Elise à scruter
l'horizon pour voir poindre entre les vagues bleues
la blancheur d'un dos de béluga. Au départ, nous
voulions tellement en apercevoir que nous nous
excitions à la moindre pâleur. Une mouette, une
vague légèrement moutonnante ou un autre bateau vu
de loin suffisait pour nous faire dire : "Là, j'en
vois un !" Après tant de fausses alertes, on a fini
par s'engourdir un peu et même se faire à l'idée
qu'on n'en verrait pas...
Mais quand un vrai beau gros béluga s'est pointé
près du bateau... Ce fut magique. C'est tout con,
voilà un mammifère marin qui vaque à ses occupations
normales de mammifère marin, mais ça fait battre le
coeur plus vite d'être là juste à côté. Est-ce sa
rareté, sa blancheur ou simplement le suspense de la
quête ? Je ne sais trop, mais ça fait effet.
A ce moment, c'était tellement clair que nous étions
en présence d'un béluga, ça nous faisait nous
demander ce qui nous prenait pour qu'une simple
mouette ait pu auparavant nous confondre. C'est là
que ça m'avait frappé : chercher un béluga sur le
fleuve, c'est comme espérer le grand amour.
On peut se fourvoyer souvent et s'exciter pour des
vagues qui disparaissent aussitôt. Mais quand il
arrive, on ne peut plus se tromper. Et je suis sûr
que si on s'était pris en photo au moment de cette
apparition, le sourire qu'on avait alors aux lèvres
devait être au moins aussi béat que celui des
bocconcinis trisomiques qui entouraient le bateau.
D'ailleurs, je ravise ma position : c'est un sourire
d'amoureux. Faut dire que ça se ressemble...
Cette vision me redonne encore espoir quand j'y
repense et elle m'inspire ce cri du coeur : de
grâce, pour la suite du monde et de nos grands
amours, sauvons les bélugas !"
François PARENTEAU - Délits d'Opinion,
Chroniques d'humeur... et rien d'autre
*bocconcini
= fromage italien (blanc, comme de la "mozarella")