Petit texte :
"Un jour, enfin, je me trouvai devant la
porte de l’ermitage et, le cœur battant, je frappai.
A mon immense surprise, le maître qui vint m’ouvrir
ne marqua aucun étonnement. « C’est bien que tu
reviennes, je t’attendais », dit-il.
Peu de temps après, il m’annonça sans détour :
« Ce que je peux t’apprendre, c’est la grande
tradition ancienne. Tu es jeune, tu vis dans un
temps ouvert à toutes les influences, certaines
viennent de très loin. Mais ce serait regrettable
pour toi d’ignorer ces trésors vivants du passé qui
ont fait la preuve de leur valeur. D’abord, donc,
posséder ce que la tradition offre de meilleur.
Comment ? Oh ! la voie que tu as déjà suivie :
commencer par la calligraphie, continuer par le
dessin qui permet de maîtriser la technique du
trait, puis s’attaquer à l’art de l’encre pour
aboutir enfin à une composition organique dans
laquelle le plein incarne la substance des choses et
le vide assure la circulation des souffles vitaux,
reliant ainsi le fini à l’infini, comme la Création
même. »
Plus tard, m’ayant initié à l’art du trait et de la
composition organique, le maître me dit : «La
peinture chinoise est fondée sur un apparent
paradoxe : elle obéit humblement aux lois du réel,
dans toutes les manifestations de la vie visible et
invisible, et dans le même temps, elle vise d’emblée
la Vision. Il n’y a en fait pas de contradiction.
Car le véritable réel ne se limite pas à l’aspect
chatoyant de l’extérieur, il est vision. Celle-ci ne
relève aucunement du rêve ou d’un fantasme du
peintre, elle résulte de la grande transformation
universelle mue par le souffle-esprit, elle ne peut
être captée par l’homme qu’avec le regard de
l’esprit, ce que les Anciens appelaient le troisième
œil ou l’œil de Sapience. Comment posséder cet œil ?
Il n’y a pas d’autre voie que celle fixée par les
maîtres Chan, c’est-à-dire les quatre étapes du voir
: voir ; ne plus voir ; s’abîmer à l’intérieur du
non-voir ; re-voir. Eh bien, lorsqu’on re-voit, on
ne voit plus les choses en dehors de soi ; elles
sont partie intégrante de soi, en sorte que le
tableau qui résulte de ce re-voir n’est plus que la
projection sans faille de cette intériorité fécondée
et transfigurée. Il faut donc atteindre la Vision.
Tu t’accroches encore trop aux choses. Tu te
cramponnes à elles. Or, les choses vivantes ne sont
jamais fixes, isolées. Elles sont prises dans
l’universelle transformation organique. Le temps de
peindre, elles continuent à vivre, tout comme
toi-même tu continues à vivre. En peignant, entre
dans ton temps et entre dans leur temps, jusqu’à ce
que ton temps et leur temps se confondent. Sois
patient et travaille avec toute la lenteur voulue.
»"
François CHENG - Le Dit de Tianyi