Petit texte :
"IV L'HERBE
L'herbe à Guernesey, c'est l'herbe de
partout, un peu plus riche pourtant ; une prairie à
Guernesey, c'est presque le gazon de Cluges ou de
Géménos. Vous y trouverez des fétuques et des
pâturins, comme dans la première herbe venue,
plus le cynodon pied-de-poule et la
glycérie flottante,plus le brome mollet aux épillets
en fuseau, plus le phalaris des Canaries,
l'agrostide qui donne une teinture verte, l'ivraie
ray-grass, le lupin jaune, la houlque qui a de la
laine sur sa tige, la flouve qui sent bon,
l'amourette qui tremble, le souci pluvial,l'ail
sauvage dont la fleur est si douce et l'odeur si
âcre, la fléole, le vulpin dont l'épi semble une
petite massue,la stipe propre à faire des paniers,
l'élyme utile à fixer les sables mouvants. Est-ce
tout ? non, il y a encore le dactyle dont les fleurs
se pelotonnent, le pannis millet, et même, selon
quelques agronomes indigènes, l'andropogon. Il y a
la crépide à feuilles de pissenlit qui marque
l'heure, et le laiteron de Sibérie qui annonce le
temps. Tout cela, c'est de l'herbe ; mais n'a pas
qui veut cette herbe ; c'est l'herbe propre à
l'archipel ; il faut le granit pour sous-sol, et
l'océan pour arrosoir.
Maintenant, faites courir là-dedans et faites voler
là-dessus mille insectes, les uns hideux, les autres
charmants, sous l'herbe, les longicornes, les
longinasses, les calandres, les fourmis occupés à
traire les pucerons leurs vaches, les sauterelles
baveuses, la coccinelle, bête du bon Dieu, et le
taupin, bête du diable, sur l'herbe, dans l'air, la
libellule, l'ichneumon, la guêpe, les cétoines d'or,
les bourdons de velours, les hémérobes de dentelle,
les chrysis au ventre rouge, les volucelles
tapageuses, et vous aurez quelque idée du spectacle
plein de rêverie qu'en juin, à midi, la croupe de
Jerbourg ou de Fermain-Bay offre à un entomologiste
un peu songeur, et à un poète un peu naturaliste…"
Victor HUGO - Les Travailleurs de la Mer