Petit texte :
"Le jour vint où nous fîmes enfin
l’ascension du pic. Nous étant attardés en route
pour chercher des plantes, nous ne parvînmes au
sommet que vers la fin de l’après-midi. Jusqu’à la
dernière crête, tout nous était encore dissimulé en
raison de la végétation dense, mais un pas de plus,
et voilà que s’offrit à notre vue une scène
grandiose. Par-delà l’enchevêtrement de rochers
dressés et d’arbres sans âge aux formes
fantastiques, s’étalaient des vagues successives de
monts et de collines qui déferlaient en pente vers
la plaine lointaine. A l’extrême bout de la plaine
que venait de laver un violente averse, scintillait
dans la lumière du soir un long ruban d’argent : le
Yangzi. Ce fleuve dont j’avais tant entendu les
grandes personnes parler, je ne pensais pas le voir
de sitôt, encore moins dans un cadre aussi
exceptionnel. Il était là, à la fois appel de
l’infini et barrière infranchissable, emportant
tranquillement les minuscules jonques qui glissaient
à sa surface. Je ne pus m’empêcher d’appeler le
fleuve par son nom, que je répétai trois fois en
criant : « Changjiang ! Changjiang ! Changjiang ! »
comme pour me convaincre de la réalité de cette vue
et ne plus l’oublier. Comme si je pressentais déjà
le rôle que le fleuve allait jouer dans ma vie
imaginaire. Alors que je fixais mon regard sur le
mouvement des jonques, une main invisible posa au
dessus du fleuve un parfait arc-en-ciel dont le
sommet effleurait une rangée de nuages moutonnants.
Mais l’instant d’après, je vis avec regret que ces
nuages se mettaient en branle et défaisaient l’arche
pierre à pierre, selon un ordre étonnant, aussi
lestement que ces adroits acrobates du théâtre
traditionnel enlèvent sur scène, morceau par
morceau, tout un échafaudage de meubles
dangereusement empilés. Il ne resta plus à l’horizon
que le soleil déclinant, immense gong qui envoyait
le dernier écho d’un chant inouï. Perdu sur la
hauteur, au côté de mon père, je restais figé devant
ce singulier paysage bientôt noyé de brume…"
François CHENG - Le Dit de Tyani