Petit texte :
"Clon-mac-noïse, février 1985
La rivière se love et sinue à fleur des
prés couverts de gelée blanche. Elle est bordée de
saules et de moutons couchés qui font deviner son
cours imprévisible comme il doit l'être: un méandre
de plus est ce qu'une rivière peut faire de mieux ;
c'est d'ailleurs ce qu'on en attend. La route, elle
aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne
sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit
et prend par la plus forte pente les tertres qu'elle
devrait éviter. Elle n'en fait qu'à sa tête. Le
ciel, gouverné par vent d'ouest, vient de faire sa
toilette, il est d'un bleu dur. Le froid - moins
quinze degrés - tient tout le paysage comme dans un
poing fermé. Il faut conduire très lentement ; j'ai
tout mon temps.
Quelles
nouvelles de Clon-mac-noïse?
En
voici de toutes fraîches
les
renards sont au cimetière
et
dévorent les restes humains.
(Anonyme,
XIe siècle)
La route bute contre un mur qu'on
escalade : derrière c'est une infinité de croix de
pierre grise, moussues, couchées, dressées, plantées
tout de guingois dans une herbe rase d'un vert
indicible. A l'Ouest, le pré jonché de tombes
descend vers une tour munie d'une seule ouverture à
quatre mètres du sol et qui a la forme d'un crayon.
Lorsque les Norses ou les Vikings battaient la
campagne, les moines s'y réfugiaient, retiraient
l'échelle et s'abîmaient en oraisons qui ne
servaient à rien. Les païens entouraient ce refuge
bruissant de voix inquiètes de fagots de ronces bien
sèches et enfumaient comme blaireaux les assiégés en
se saoulant énormément. Quels rires n'a-t-on pas dû
faire là-dessous. Plus bas, c'est un coude de la
rivière Shannon qui charrie des glaçons. Les
roseraies gelées sifflent sous la bourrasque. Le
vent arrache au fleuve des écharpes d'eau qui me
cinglent la figure. Entre cette tour, ces tombes,
quelques chicots d'églises romanes détruites, on
voit paître des moutons, plutôt des zeppelins de
laine à tête étroite et sotte montés sur des pattes
si grêles que, partout ailleurs, ils seraient
emportés comme flocons. Pas ici. Cet endroit n'est
pas ordinaire : comme Delphes, comme Isé, c'est un
lieu qui a sa charge, sa gravité, ses protections
particulières, son histoire.
Tout commence au Ve siècle dans l'île
d'Inishmore à l'ouest de l'Irlande où saint Enda
aguerrit sa foi chrétienne par le jeûne et la
mortification. Il gît face contre terre, en prière
des heures durant, dans un ermitage de pierres
sèches où vous ne logeriez pas une truie, exposé à
d'horribles frimas. L'an 545, son disciple saint
Ciaran qui a été élevé à cette rude école regagne la
côte et fonde l'abbaye de Clon-mac-noïse sur une
anse de cette rivière qui est alors l'unique voie de
communication du pays. Sous la protection d'un chef
de clan auquel il a promis la couronne d'Irlande -
il l'aura bel et bien - et qui l'aide à poser la
première poutre. Il y a ici une grande croix de
pierre érodée par le vent où l'on distingue encore
ce roi et ce saint titubant sous le poids d'une
solive de chêne. La même année, saint Ciaran
s'alite, confie aux moines qui l'entourent que "le
chemin de l'au-delà est épouvantable (awful is the
way to the world beyond )" et s'éteint. je le crois
sur parole et sa franchise me plaît: il faut du
caractère pour ne pas se mentir à cet instant-là. Un
siècle et demi plus tard, Clon-mac-noïse, avec deux
mille moines et moinillons, est la plus grande
abbaye d'Europe, un des moyeux de la chrétienté, un
Pierre-Latte mystique, la source d'une prédication
qui va s'étendre partout. La règle monastique
laissée par saint Ciaran est la plus dure du temps.
Méditation, silence, lectures immenses, corvées de
copistes à se faire sauter les prunelles, corvées de
bûcherons à se rompre l'échine, un peu de mauvaise
bière aux fêtes carillonnées. Dans les heures où
elle est licite, la gaieté est dévastatrice.
L'opulence est énorme : l'été 1149 sous un seul if
frappé par la foudre on ramasse les cadavres de cent
treize moutons. A cette époque on trouvait ici trois
églises, des moulins, bergeries, caves, lavoirs,
réfectoires, écuries, un scriptorium pour
l'enluminure des manuscrits, un port et des vivres
sur la Shannon. Ce rucher admirable excite les
convoitises des Norses, Vikings, Normands, des clans
irlandais rivaux qui sont les "renards" du poète.
Entre le VIIe et le XVe siècle, l'abbaye est vingt
fois pillée, brûlée, rasée et vingt fois
reconstruite. Puis cette énergie terrible s'étiole
et s'anémie: pendant huit cents ans, les Irlandais
ont tout donné, ils en ont fait trop, ils récupèrent
encore à l'heure où j'écris. Lorsqu'au XVIIe siècle,
Cromwell passe ici en quête de quelques pans de murs
à faire dégringoler - c'est sa marotte - il n'y a
plus grand chose à détruire. Reste cette mystérieuse
forêt de croix cerclées et penchées où les
sépultures ont toujours été convoitées - saint
Ciaran ayant affirmé que l'enfer ne connaissait pas
les morts de Clon-mac-noïse - et obtenues par un
système de privilèges familiaux et territoriaux si
compliqué que même les attorneys du pays le plus
procédurier du monde y perdraient leur mauvais
latin. Les quelques épitaphes du vieux cimetière
qu'on peut encore déchiffrer n'inspirent en tout cas
aucune inquiétude quant au salut de ceux qui
reposent ici. L'hiver 1985, une seule personne
jouissait encore de ce privilège : une femme de
quatre-vingt-dix-neuf ans, parce qu'elle était née
dans le comté d'O'Fally. Depuis trente ans, les
"nouveaux morts" sont enterrés dans un cimetière qui
jouxte les limites de l'abbaye, sans aucune garantie
céleste et dans des tombes au goût du jour, c'est à
dire hideuses."
Nicolas Bouvier – Journal d’Aran et
autres lieux.