Petit texte :
"En bottes de caoutchouc
[...]
Mais aujourd'hui - Cyprien est passé il y a
deux jours, donc il était avec les brebis.
Voilà quelques crottes fraîches. Bon signes... Eh
oui ! de pisteur d'ours, me voilà devenu pisteur de
brebis. Là, là encore elles sont passées à la file,
je tiens la piste. Elles ont basculé vers le bas, je
suis. Non, je ne suis pas, c'est pas possible, trop
raide, trop pentu, trop "casse-gueule" avec ce
brouillard qui avale tout, qui détrempe tout. Je
remonte, j'hésite, je retourne quand même. Elles
sont bien passées par là, sûr... Je reviendrai. Mais
pas aujourd'hui, trop humide, trop glissant, je
repère bien le passage. Je reviendrai.
Belle journée de décembre. Me revoilà là-haut. Il
fait grand beau, grand sec, le sol est ferme, la vue
dégagée. Conditions idéales. Je m'avance vers le
vide, vers le passage là. J'hésite... Tu va pas te
défiler encore une fois quand même... Sous mes
semelles presque neuves, les crampons sont bien
marqués. Je m'arrête pour resserrer mes chaussures
de montagne. Je m'avance à pas mesurés, assurant
chaque pied. Pas droit à l'erreur, pas droit à la
chute, si je glisse, si je prend à peine un peu
d'élan, après c'est fichu, je le sais. J'avance, je
descends, tout lentement, pas fier, non... Par
endroit, les sabots des brebis sont encore marqués
dans la terre maintenant durcie, séchée. Je réalise
enfin ! Cet automne, sous la pluie de ce 6
septembre, Cyprien sur ce sol détrempé, gluant, ces
roches lisse, glissantes de lichen... Cyprien comme
à l'accoutumée en vieilles bottes de caoutchouc
usées jusqu'à la corde, aux semelles lisses comme
vieux pneus... avec deux ou trois cents brebis dans
le dos et les chiens dans les jambes, cheminant dans
ces à pics sur la gadoue laissée à la montée par le
pietinement des bêtes. Mon Cyprien est passé par là,
tranquille...
Et moi qui prétends, qui prétendais avec même
peut-être un peu de suffisance avoir le pied assez
montagnard, je descends avec tant de prudence,
tendu, attentif, sur un sol sec, seul, avec des
chaussures parfaites !
Je me sens soudain si petit, si humble, si admiratif
et respectueux... Je crois avoir murmuré, pour moi,
pour lui "Ah le c...!" J'essaye de l'imaginer là
avec le béret, le vieux sac à dos qui lui pend sur
les fesses, ses vieilles bottes, avec les chiens,
les brebis dans cette pente ahurissante : "quand
même il descend pas les mains dans les poches ! il
doit bien faire gaffe."
Il m'en a fallu encore du temps pour
finir de descendre, de l'attention pour suivre
scrupuleusement la piste des brebis, et de Cyprien,
ne pas m'aventurer trop loin sur des dalles sans
issue, des cheminements sans sorties, mesurer mes
pas et mes appuis et, à force, revenir "en bas".
Ouf, content. Décompresser enfin. Me retournant
j'essaye de retrouver à la vue le passage, le
cheminement entre les barres. En vain.
"Chapeau Cyprien ! Si tu savais comme je me sens
petit et modeste..." Et en plus si vous goûtiez son
fromage !"
Louis Espinassous – Récit des
gardes-moniteurs
du Parc National des Pyrénées.