Petit texte :
"Quand j'était tout enfant, nous habitions à la
campagne. La maison qui nous abritait n'était qu'une
petit métairie isolée au milieu des champs. Là nous
vivions en paix. Mes parents gardaient avec eux une
grande-tante paternelle, Tante Martine.
C'était une femme à l'antique avec la coiffe de
piqué, la robe à plis et les ciseaux d'argent pendus
à la ceinture. Elle régentait tout le monde : les
gens, le chien, les canards et les poules. Quant à
moi, j'étais gourmandé du matin au soir. Je suis
doux cependant et bien facile à conduire. N'importe
! Elle grondait. C'est que, m'adorant en secret,
elle croyait cacher ainsi ce sentiment d'adoration
qui jaillissait, à la moindre occasion, de toute sa
personne.
Autour de nous, on ne voyait que champs, longues
haies de cyprès, petites cultures et deux ou trois
métairies solitaires.
Ce paysage monotone m'attristait.
Mais au-delà coulait une rivière.
On en parlait souvent, à la veillée, surtout
l'hiver, mais je ne l'avais jamais vue. Elle jouait
un grand rôle dans la famille, à cause du bien et du
mal qu'elle faisait à nos cultures. Tantôt elle
fertilisait la terre, tantôt elle la pourrissait.
Car c'était, paraît-il, une grande et puissante
rivière. En automne, au moment des pluies, ses eaux
montaient. On les entendait qui grondaient au loin.
Parfois elles passaient par-dessus les digues de
terre et inondaient nos champs. Puis, elles
repartaient, en laissant de la vase.
Au printemps, quand les neiges fondent dans les
Alpes, d'autres eaux apparaissaient. Les digues
craquaient sous leur poids et de nouveau les
prairies à perte de vue ne formaient qu'un seul
étang. Mais, en été, sous la chaleur torride, la
rivière s'évaporait. Alors des îlots de cailloux et
de sable coupaient le courant et fumaient au soleil.
Du moins on le disait. Je ne le savais que par
ouï-dire.
Mon père m'avait averti :
- Amuse-toi, vas où tu veux. Ce n'est pas la place
qui te manque. Mais je te défends de courir du côté
de la rivière.
Et ma mère avais ajouté :
- A la rivière, mon enfant, il y a des trous morts
où l'on se noie, des serpents parmi les roseaux et
des Bohémiens sur les rives.
Il n'en fallait pas plus pour me faire rêver de la
rivière, nuit et jour. Quand j'y pensais, la peur me
soufflait dans le dos, mais j'avais un désir violent
de la connaître..."
Henri BOSCO - L'enfant et la rivière.