Petit texte :
"Des vapeurs s’élèvent et glissent sur la lande. En
s’entrouvrant, elles révèlent des roses et des bleus
délicats, mouvants. L’espace est assez flou pour
enrichir toutes les légendes, et d’ailleurs, signe
antique de la présence de Merlin, une pie s’envole
en jacassant. Aussitôt surgit une flotte portant
voiles et pennons dorés, qui vire sensiblement au
manoir à tours et courtines, puis se métamorphose en
colline chevelue, en fin en lisière. Par là se
tiennent les plus vieux seigneurs de la forêt, des
chênes rouvres, certains âgés de deux ou trois cents
ans. L’ancêtre datait du règne d’Henri III. Il s’est
abattu dans une bourrasque de novembre voici peu
d’années. Il en reste une souche énorme, hérissée
d’éclats. Le moindre fournirait déjà un semencier de
bonne taille.
On erre dans ces nefs à peu près dans le même état
d’esprit qu’au pied des colonnes de Karnak, réduit à
un silence timide. C ‘est l’effet ordinaire des
architectures colossales produites par la nature ou
l’art. Mais ici s’ajoutent les signes de la vie.
Chacun de ces géants est un univers en pleine
expansion et, bien que déployé à une autre échelle,
se nourrit de la même terre et du même ciel.
J’éprouve à l’égard des chênes une attirance
particulière. Si j’en aperçois un, isolé dans la
lande ou parmi d’autres espèces, il me faut aller le
saluer de près, comme s’il s’agissait d’un vieil
ami. Je fais le tour de cet imposant menhir avec le
vague sentiment de lui rendre ainsi une espèce
d’hommage. Je tâte l’écorce à la fois si rude et si
douce, dont le seul contact paraît infuser de la
force. Mais qui prend garde à ce que pourrait
recouvrir une expression aussi usée ?
Je songe au double inversé, invisible, à tout ce qui
s’enfonce, rampe, déploie de formidables anneaux
parmi les ténèbres, les humus et les sources.
Je m’ébahis de tant de pacifique puissance, j’admire
la franchise, la santé de cette carapace dont les
rides n’annoncent aucune décrépitude. Plus haut
divergent les branches musculeuses. Leurs torsions,
leurs détours et leurs élans donnent à l’arbre cette
fougue contenue qui le distingue de tous les autres,
et apporte tant de mouvement et de variété aux
superstructures, créant les plus belles frondaisons
qui soient par la distribution et la majesté des
volumes. Cette forme tortueuse, torrentielle, doit
répondre à quelque nécessité. Pousser dans le
moindre espace un feuillage abondant?
Le bouleau me plaît aussi mais par des caractères
très différents voire opposés. S’il fallait user des
vieilles distinctions du taoïsme, on pourrait dire
que le chêne représente l’élément mâle et impétueux,
le yang, tandis que le bouleau est yin. Il ajoute à
la forêt sa lumière, sa grâce, une sorte de nudité
fragile et chaste. C’est Viviane endormie pour mille
ans au fond des bois…"
Samivel – l’œil émerveillé ou la
Nature comme spectacle.